Pour comprendre les derniers événements de Sidi Ifni, il faut une connaissance de la situation passée et présente de la ville. Ce texte y aide et l'émotion qu'il dégage donne envie d'agir pour mettre un terme aux terribles malentendus et hostilités. LE samedi 7 juin 2008, une répression s'est abattue sur Sidi Ifni (20.000 habitants), une ville située à l'extrémité sud de la région Souss-Massa Drâa (province de Tiznit), au carrefour des mondes berbère et arabe sahraoui. Depuis le 30 mai, le port de la capitale Aït Baamrane était bloqué par des centaines de diplômés-chômeurs et des jeunes pour protester contre l'absence de politique industrielle valorisant sur place les ressources halieutiques et l'attribution, par tirage au sort, de huit nouveaux emplois. Menées durant la première semaine de juin, les négociations entre responsables associatifs, élus, notables et représentants de l'administration territoriale n'ont pas abouti. La voiture brûlée du caïd sonne le début d'une intervention massive des forces de l'ordre à l'aube du 7 juin : plusieurs milliers d'hommes débarquent par la mer, les airs et la route pour encercler et boucler la ville. Commence une fouille systématique des maisons pour arrêter les leaders politiques et rafler les jeunes, dont beaucoup fuient vers la montagne proche. Cette chasse aux militants s'accompagne de saccages, de brutalités et d'exactions envers les habitants, attestées par les photos de presse et les vidéos diffusées par internet. Deux commissions d'enquête, l'une diligentée par l'OMDH, l'autre composée de 15 parlementaires, sont censées faire la lumière sur ces « dérapages » commis par les forces de l'ordre, selon l'expression du Ministre de l'intérieur. D'autres collectifs, telle l'Association Marocaine des Droits Humains (AMDH), réclament la mise sur pied d'une commission indépendante, composée de membres issus d'associations. Le bilan officiel de l'intervention est une centaine d'arrestations, dont 10 personnes écrouées, une quarantaine de blessés dont la moitié parmi les forces de l'ordre. A la violence de la répression fait écho une guerre de l'information dont l'un des responsables du Centre marocain des Droits Humains (CMDH) et la chaîne Al Jazeera ont fait les frais en annonçant dès le samedi des cas de viols et de morts. Le 14 juin, le directeur de la chaîne qatarie s'est vu supprimer son accréditation. Les tensions à Sidi Ifni étaient prévisibles. Elles s'inscrivent dans la continuité de mouvements protestataires amorcés en 2005, sous l'égide du Secrétariat local Sidi Ifni-Aït Baamrane. Un organe fédérant partis politiques, associations locales et syndicats d'enseignants autour de cinq revendications : l'achèvement d'une route goudronnée Sidi Ifni-Tan Tan ; la modernisation du port ; le rattachement administratif aux régions méridionales avec laquelle les Baamranis entretiennent des liens historiques et familiaux ; la création d'une préfecture pour se dégager de l'emprise de Tiznit, perçue comme une ville-sangsue qui confisque les recettes portuaires ; la création d'emplois et la garantie de services publics de qualité, notamment en matière de soins et d'assainissement. Révélatrice du sentiment général d'abandon et d'exaspération, la première manifestation à Sidi Ifni en août 2005 fut marquée par une participation massive des habitants (plus de 10.000 personnes), qui obtiennent l'affectation d'un chirurgien à l'hôpital, deux ambulances et la promesse de travaux d'infrastructures portuaires et urbaines. L'absence de changements notables conduit à une nouvelle manifestation en 2006, ponctuée d'incidents (jets de cailloux contre la voiture du gouverneur et du pacha), entraînant l'annulation du moussem et l'arrestation provisoire de membres du Secrétariat local. En 2007, l'agitation sociale persiste avec l'action de chômeurs et de la section Attac pour réclamer des emplois ou protester contre les morts répétées de femmes en couches à l'hôpital d'Ifni (5 en 2007 dont 3 après des césariennes pratiquées sans bloc de transfusion sanguine). Certes, le pays Aït Baamrane fait partie des périphéries traditionnellement dissidentes, tardivement soumise au makhzen et ses habitants gardent une image de guerriers fiers et rebelles. Mais ces éléments n'expliquent pas les dernières tensions. Les Aït Baamrane ne sont ni séparatistes, ni sensibles aux thèses du Front Polisario. Au contraire, ils réclament de l'Etat une reconnaissance et une meilleure insertion au territoire marocain, pour la libération duquel ils ont combattu en 1957, lors du siège de l'enclave espagnole par l'ALN-Sud, puis payé le prix fort avec l'écrasement des combattants nationalistes en 1959 (opération Ecouvillon). Depuis sa rétrocession au Maroc le 30 juin 1969, le territoire espagnol de Sidi Ifni -1500 km⊃2; concédé en 1860 - subit un processus de marginalisation et de paupérisation. Cette régression est d'autant moins admise que la ville fut un fleuron du développement grâce à son statut de capitale de l'Afrique Occidentale Espagnole (1946-1958) et de résidence du gouverneur général d'Espagne. Amorcée en 1934 avec l'expédition du colonel Capaz, l'occupation espagnole fut courte (35 ans) mais marquante, léguant des bâtiments d'intérêt architectural et surtout des équipements-phares : aéroport, port doté d'un accès par téléphérique, hôpital, théâtre, cinémas, zoo, unité d'élevage de langoustes... La plupart de ces équipements sont aujourd'hui fermés ou abandonnés. La ville moderne, bien équipée et entretenue qu'était Ifni en 1969 a sombré. Le retrait des militaires espagnols (50% de la population en 1969) et la fin de la franchise douanière dont bénéficiait l'enclave ont contribué au déclin ; les autorités marocaines, désintéressées, ne l'ont pas enrayé. Ignorée des politiques publiques de développement, la région de Sidi Ifni a raté sa réintégration au territoire national. La ville pâtit de son isolement routier et constitue un bout du monde vivotant de pêche et de tourisme, pour l'essentiel des campeurs rejetés hors du complexe touristique d'Agadir. Le taux de chômage actuel dépasse 30%. L'absence de perspectives incite nombre de jeunes à s'embarquer clandestinement vers les Canaries voisines (28 h de traversée), d'autres, ayant conservé des papiers d'identité espagnols, entreprennent des démarches fastidieuses pour obtenir cette nationalité, les habitants de l'enclave ayant été considérés comme sujets espagnols musulmans jusqu'en 1969. Le délaissement de Sidi Ifni par l'Etat marocain est-il, comme le prétend la rumeur locale, une mesure punitive après une tentative d'attentat perpétrée en ville contre le Roi Hassan II en 1972 et manigancée par le général Oufkir ? Administrativement déclassée et rattachée à la province d'Agadir en 1970, Sidi Ifni ne bénéficie ni des subventions accordées aux Provinces du Sud (comme Guelmim) ni des avantages afférents au statut de capitale provinciale, comme Tiznit. Y a-t-il pour autant volonté du makhzen de vider le pays Aït Baamrane ou de l'ériger en zone-tampon stratégique à l'orée du Sahara Occidental comme l'affirment certains leaders locaux ? Dotée d'un mauvais site portuaire, Sidi Ifni pâtit de la concurrence proche d'Agadir (150 km) et du lobbying de certains groupes d'intérêt peu enclins à favoriser son développement. Les pensions espagnoles versées aux retraités de l'armée (plus de 500 euros/mois) ont aussi contribué à désamorcer les initiatives entrepreneuriales pour une, voire deux générations. Les derniers événements d'Ifni sont à la mesure des déceptions après les espoirs d'amélioration soulevés par la visite du Roi Mohammed VI le 1er décembre 2007, puis l'audience royale obtenue à Guelmim par Mohammed El Wahdani, leader du Secrétariat local. En dépit du retrait des forces de l'ordre, le 24 juin, Sidi Ifni demeure sous tension, avec des manifestations régulières (6.000 à 8.000 personnes le 22 juin) pour réclamer la libération des prisonniers, la vérité sur les exactions commises et la fin d'une marginalisation. Grâce à l'émigration Aït Baamrane, des rassemblements de solidarité ont eu lieu à Paris, Bruxelles, Las Palmas et Barcelone sans compter ceux des villes du Sud marocain (Agadir, Guelmim, Boujdour, Smara...). La venue à Sidi Ifni de Marocains non Baamranis, arrivés des villes intérieures, pour participer aux aux mobilisations du 15 et 22 juin, montre que la ville est devenue un symbole et une plateforme de la contestation sociale au Maroc. Ce qui donne à penser que le traitement de l'affaire de Sidi Ifni par les autorités étatiques sera un révélateur de la profondeur des changements politiques du pays.