Vous savez jongler entre les dîners aux chandelles et les réunions de travail qui s'éternisent, vous avez appris à passer du tailleur strict à la robe de soirée, et à préparer les goûters pour les enfants en organisant vos rendez-vous par téléphone. Votre homme, hélas, ne voit pas ça d'un très bon œil. Il vous aurait préféré plus disponible et plus à l'écoute de ses envies et de ses attentes. “Etre une femme libérée, tu sais, c'est pas si facile”, chantait Cookie Dingler dans les années 80. Un refrain chez nous toujours d'actualité... Vous avez été éduquée dans un esprit de battante. Petite, déjà, vous étiez toujours première de la classe et saviez exactement ce que vous voudriez faire plus tard. Quelques années après, vous occupez un poste de dirigeante dans une multinationale et pensez à l'amour avec un grand A comme d'une réalité abstraite. Réalité que vous remettez toujours à plus tard pour cause de plus de travail et d'ambition. Et vous voilà aujourd'hui femme active, mariée et mère de famille, des métiers qui occupent tout votre temps et votre énergie, mais heureusement, de l'énergie, vous en avez toujours eu à revendre ! Lui, travaille aussi beaucoup, ou normalement, mais il a souvent du mal à concevoir que cela puisse être si important pour vous. Surtout depuis votre mariage et l'arrivée du premier. Lui qui, il n'y a pas si longtemps, vous soutenait et vous encourageait dans vos désirs d'ascension semble aujourd'hui vous trouver égoïste. De non-dits en reproches clairement exprimés, le malaise s'est installé entre vous. Confortablement. Etat des lieux “Je savais que ce ne serait pas simple, mais je n'imaginais pas que ce serait quasi impossible”, nous confie Fedwa, 34 ans, directrice d'une agence de communication à Casablanca. Douze ans d'expérience professionnelle et trois d'expérience conjugale la mènent à un triste constat : “Je crois qu'il faut à un moment ou à un autre faire un choix entre être très bonne dans son travail et être très bonne dans sa vie de couple.” Elle parle en expérience de cause. Quand elle a épousé Anouar, elle pensait que cela ne changerait rien à son rythme de vie. Que la seule différence serait qu'il y aurait un homme dans sa vie, le soir, après le travail. Pour lui, elle libérerait un peu ses week-ends, essaierait de finir ses journées plus tôt. Mais voilà : il ne supporte plus de la voir arriver à neuf heures du soir, ni les appels incessants qui la rappellent au travail. Elle a pourtant fait des efforts dont il n'est pas conscient, noyé dans les reproches qu'il a à lui faire. La vie à la maison est devenue un enfer : les crises de nerfs, les grosses disputes, les portes qui claquent… Alors qu'ils sont à deux pas de la rupture, elle réalise, amère, qui si ça n'a pas pu fonctionner avec lui, ça ne fonctionnera jamais avec quelqu'un d'autre. Pourtant, elle n'envisage pas de renoncer aux déjeuners de travail, aux voyages d'affaires et aux gros contrats à signer. “Je pensais qu'il me soutiendrait, mais non… Et au fond, je ne lui en veux même pas. Ce mariage était sans doute une erreur.” Il n'y a pas si longtemps, pourtant, les femmes éduquaient les enfants et les hommes étaient chargés du travail, de l'effort et d'assurer une sécurité à leur foyer. La donne a changé. Et il faut être “féministe dans l'âme” pour vouloir faire carrière dans cet univers. Parce que si le travail de la femme est devenu nécessaire au couple, il n'est souvent perçu que comme le moyen de vivre mieux, pas comme une cause d'épanouissement personnel. Et c'est là que le bât blesse. Certaines femmes ont pris goût au monde du travail : elles y ont découvert une reconnaissance sociale, une valorisation personnelle qui donne un sens à leur existence et leur donne à elles le sentiment de jouer un rôle dans la société. Souvent traitées d'égoïstes parce qu'elles sont moins présentes aux côtés de l'époux et des enfants, elles doivent apprendre à se défendre face à cette injustice qui colle à leur statut de femme dans un pays arabo-musulman où les valeurs traditionnelles sont profondément ancrées. “La femme active, tout le temps accrochée à son portable, attaché-case à la main, ordinateur sous le bras, qui se fait avorter parce que ça ne colle pas avec son plan de carrière ne me fait pas du tout fantasmer, ou alors pour une nuit”, nous confie un célibataire endurci ; endurci parce que les seules femmes qu'il rencontre sont celles qu'il côtoie dans son travail. “Je travaille énormément. Pas le temps de faire des rencontres, et les femmes qui bossent avec moi ne pourront jamais être de bonnes épouses ou de bonnes mères. Elles sont dans un autre schéma social. Elles pensent à elle et à leur réussite professionnelle. Souvent, elles ne se rendent compte que trop tard qu'elles sont passées à côté de l'essentiel.” Pris en flagrant délit de propos injustes et machistes, ce jeune cadre dynamique qui a vécu longtemps à l'étranger ne changera rien à ses idées sur la place que doivent occuper les femmes. Triste tableau d'une société en pleine crise identitaire… Concilier couche-culotte et plan de carrière Certaines femmes, plongées très tôt dans la vie active, mettent entre parenthèses leur vie personnelle. Hyperactive, souvent débordées, déterminées à jouer des coudes pour se faire une place dans la sphère du travail, elles semblent ne pas envisager leur réussite autrement que de cette manière. Pour d'autres en revanche, l'équilibre est important. “Je ne veux pas que mon ambition sociale entrave mon bonheur personnel”, avance Souâd, directrice des ressources humaines dans une entreprise casablancaise. Pour ça, elle a fait le choix de se marier tard, après avoir fait ses preuves et décroché un poste à la hauteur de ses ambitions. “Je me suis mariée à 35 ans et j'ai eu mon enfant un an plus tard. Tout était planifié, calculé, comme on le fait au travail, pour maximiser ses chances de réussite.” Parce que, d'après elle, le bonheur ne s'improvise pas quand on est carriériste, indépendante et qu'on ne supporte pas l'échec. Aujourd'hui, elle parvient à s'organiser de manière à, même si elle travaille tard trois fois par semaine, être toujours libre les week-ends. “Mon mari travaille beaucoup aussi. C'est important pour lui que je sois forte et autonome parce que c'est ainsi qu'il m'a connue. Pas question de tout abandonner pour amener la petite à l'école et être là quand elle rentre. Tout est très bien organisé : le chauffeur qui dépose la petite à la garderie le matin et la ramène à la maison à midi ; et la nounou qui s'en occupe l'après-midi et le soir.” Elle a juste modifié ses horaires, appris à dire non aux réunions du dimanche matin ou aux dîners d'affaires du samedi soir. Les week-ends et jours fériés, elle traite ses affaires par téléphone. Idem pour son mari. De cette manière, ils arrivent à avoir une vie de famille sans rien changer à la qualité de leur travail. Pour que les choses puissent être si simples, il faut souvent que les deux partenaires aient la même vision des choses. Tel n'est pas le cas de tout le monde. Combien de femmes abandonnent leur emploi à la naissance du premier enfant sur la demande d'un mari qui, gagnant bien sa vie, ne conçoit pas que sa femme préfère la vie de dehors à celle de leur propre foyer ? Combien de couples en arrivent au divorce parce que l'homme ne considère pas que le travail de la femme puisse être indispensable pour elle au même titre que pour lui ? Et curieusement, ce sont toujours les femmes qui sont amenées un jour à faire ce choix douloureux : entrer dans la norme sociale en arrêtant de travailler ou en travaillant moins, ou braver la société et le qu'en-dira-t-on au risque de passer pour un monstre égoïste et inhumain. Alors, à quand l'égalité des sexes… messieurs ? Témoignages Nawal, 37 ans. J'ai connu mon mari sur les bancs de la faculté. On rêvait tous les deux d'être de grands avocats et on a eu notre diplôme en même temps, commencé nos plaidoiries en même temps. On a toujours partagé beaucoup sur le plan du travail. Comme c'était important pour lui comme pour moi, on a décidé d'attendre avant d'avoir des enfants. Curieusement, quand on a eu nos jumeaux, j'ai ressenti le besoin d'arrêter de travailler un moment. Je n'aurais jamais pensé que ça puisse m'arriver. A ce moment, j'avais besoin d'être près d'eux, dans une bulle de tranquillité et d'amour. Mon mari m'a comprise et soutenue dans ce choix. Après, quand ils ont eu trois ans, j'ai recommencé à travailler, mais sans m'investir autant qu'avant, sans jamais oublier que ma famille passait avant tout. Je crois que si on est heureux, c'est parce que j'ai trouvé l'équilibre entre ces deux éléments de ma vie qui sont essentiels pour moi. Hafida, 31 ans. J'ai dû arrêter de travailler quand notre deuxième enfant est né. Je ne le voulais pas, mais de toute manière, c'était ça ou la séparation. J'avais cru épouser un homme moderne, mais dès que les enfants sont nés, il a jugé que je devais arrêter de travailler pour m'occuper d'eux étant donné qu'il gagnait bien sa vie et que mon salaire était ridicule à côté du sien. Dès que l'un d'eux tombait malade ou qu'il arrivait quelque chose, c'était à cause de moi, parce que je n'étais pas là, parce que je préférais travailler et ne penser qu'à ma petite personne. Voilà ce qu'il me répétait à longueur de journée. J'ai craqué parce que c'était devenu invivable. J'ai arrêté de travailler en me promettant que dès que les petits entreraient à la maternelle, je reprendrai mon job ! On verra à ce moment-là. “Si l'homme admet que sa femme travaille, il ne veut pas du tout qu'elle s'émancipe ” L'avis de Hachem Tyal, psychologue à Casablanca. Que représente le travail d'une manière générale ? Le travail représente deux choses : l'indépendance et l'argent, soit deux éléments différents mais complémentaires. La femme active amène un équilibre au niveau de la relation conjugale, ce qui peut être souhaité dans certaines conditions, en particulier dans les couples modernes qui conçoivent que l'homme et la femme travaillent et participent à la gestion des finances du foyer. Ce concept est nouveau et doit son existence au fait que les contraintes de la vie rendent nécessaire cette demande de la part de nombreux maris potentiels. Pourtant, il n'y a pas si longtemps, le mari était chargé de gagner l'argent que la femme dépensait. Quelle est la place de l'argent dans le couple ? Il y a deux domaines importants qui conditionnent la stabilité d'un couple où les deux conjoints travailleraient : le pouvoir de l'argent et la capacité d'avoir leur espace propre. Ils sont essentiels au niveau de la dynamique du couple, et leur dysfonctionnement peut faire sombrer ce dernier. Le pouvoir de l'argent était jusque-là limité au mari, lui permettant d'avoir un ascendant sur la femme, situation vécue comme une humiliation pour certaines. Si les “bons maris” arrivent à faire entendre à la femme que l'argent est le fruit de leur amour pour elle et qu'il appartient à la famille, tout le monde ne parvient pas à le faire de cette manière, d'autant plus que dans notre société, l'argent est un véritable pouvoir. Quand la femme, au contraire, a son propre argent, cela lui permet d'être autonome et de ne pas s'aliéner à son mari. Quelle place donne-t-on chez nous au travail dans la vie d'une femme ? Le travail permet à la femme de sentir qu'elle joue un rôle dans la société, qu'elle n'existe plus par procuration mais aussi pour elle. Personnellement, je trouve essentiel que la femme, aussi mère de famille qu'elle puisse être, défende son droit à l'existence comme un individu ; il me semble que c'est un minimum de preuve de respect envers sa personne. Quand elle travaille, justement, elle se situe dans ce respect de sa personne à travers ce qu'elle produit en tant qu'acteur dans la société. Mais d'une manière générale, chez nous, le travail de la femme est encore source de difficultés, générant souvent des tensions dans le couple ; car si l'homme a besoin que sa femme travaille, il ne veut pas du tout qu'elle s'émancipe. En général, il redoute qu'elle puisse devenir autonome, libre, être plus sûre d'elle-même, agrandir son cercle de connaissances, avoir une vie parallèle. Tout cela ne convient guère à la représentation que se fait la gent masculine de la femme. Concilier mariage et carrière, serait-ce donc impossible ? La vie à deux a ceci de particulier qu'elle se fait à travers des réaménagements successifs, réaménagements qui sont propres à tout phénomène de groupe et qui mènent les individus à rester ensemble malgré des zones de conflits qu'ils se donnent le moyen de dépasser. La vie conjugale est un deal permanent. Autrement dit, il faut réajuster systématiquement les règles de fonctionnement internes au couple et avoir la souplesse de s'adapter à l'arrivée des enfants - par exemple - de manière à ce que le développement de la carrière professionnelle ne se fasse pas au détriment d'une vie familiale. Comment est perçue une femme ambitieuse par la société et par les hommes ? Dans la représentation populaire, la femme carriériste n'est pas synonyme de réussite sociale ou professionnelle, tout en sachant qu'elle est souvent plus pertinente et plus efficace dans bon nombre de professions dites “masculines”. Souvent, une femme qui gravit les échelons et se fait une place dans le monde du travail est perçue comme “un homme manqué”. Dans l'inconscient collectif, elle le fera forcément au détriment de sa responsabilité de mère de famille. Or, ce n'est pas le temps de présence de la femme auprès de ses enfants qui les aide à grandir mais la qualité de la relation. Ces femmes font-elles peur aux hommes ? Dans la représentation masculine, la femme ne doit pas être forte, sauf pour quelques hommes qui ont besoin d'être dominés ou guidés. Par conséquent, la femme forte, du fait de ne pas s'intégrer dans l'ordre des choses qui voudrait que l'homme ait un ascendant sur elle, fait souvent peur. Il pourrait se sentir “castré” par une femme qui réussit. Personnellement, j'ai observé que lorsqu'une femme n'était pas carriériste avant le mariage, ou du moins, pas lancée dans ce désir ascension, et qu'elle réussissait par la suite, cela pouvait être la cause de grosses crises au sein du couple.