Entre crimes contre l'humanité commis par le régime baathiste en Syrie et assassinat d'écoliers juifs en France, l'actualité au Maroc peut sembler anodine vu de l'extérieur. Les Marocains savent, eux, qu'il n'en est rien. Une économie menacée par la sécheresse – au pays de «gouverner, c'est pleuvoir» (formule du Maréchal Lyautey), chacun sait ce que cela signifie – et une société confrontée à ses maux persistants de pauvreté, marginalisation et criminalité, nul besoin d'éplucher les rapports confidentiels de la Banque mondiale pour ne pas être exagérément optimiste. Et je ne parle même pas de politique… C'est la jeunesse marocaine qui paie le prix fort : je cite comme témoins à la barre Amina, Azzedine et Nabil – deux sont morts et un se laisse mourir. Amina Filali n'est plus là pour témoigner, mais son acte a parlé pour elle. Vous connaissez tous son histoire : violée par un jeune homme, elle accepte, sous la pression combinée du procureur du Roi, de la famille de l'auteur et enfin, ce qui est pire encore, de ses propres parents, d'épouser son violeur, ce qui aboutit à la fin des poursuites. C'est en application erronée d'un texte de loi ne visant pas le viol mais le détournement de mineur sans contrainte ni violence que la justice marocaine a violé Amina pour une deuxième fois. Ne supportant pas une vie conjugale qu'on imagine guère portée sur le romantisme, elle a mis fin à ses jours le samedi 10 mars en ingurgitant du poison. Si sa vie fut anonyme, sa mort à déclenché une tempête de protestations au sein de l'opinion publique, choquée par l'instrumentalisation de l'article 475 du Code pénal relatif au détournement de mineur sans contrainte (c'est ce texte qui interdit toute poursuite si auteur de l'infraction et victime se marient) dans un cas concernant le viol (réprimé lui par l'article 486 du Code pénal). Des juges ne sachant pas lire la loi, un texte de loi directement copié du Code Napoléon de 1810 et des parents acceptant de marier leur fille violée à son violeur, ce fait divers éclaire brutalement la société marocaine. Ce samedi 17 mars, c'est Nabil Zouhri qui a laissé sa vie dans un village non loin de Taza, ville secouée par de violentes émeutes depuis le 4 janvier. Si la version officielle parle de chute accidentelle de Nabil dans un ravin, la famille affirme que la police, lancée à ses trousses dans une colline avoisinante où s'étaient regroupés des jeunes, aurait précipité la chute mortelle de Nabil. Comme on le sait sur la base de l'expérience algérienne (les émeutes de Kabylie), française (les émeutes déclenchées à la suite de violences policières) ou palestinienne, la mort de Nabil a renforcé la mobilisation, 20.000 personnes ayant participé à ses funérailles, qui se sont terminées par des affrontements violents avec la police. Et depuis, on a le cas de l'étudiant Azzedine Rouissi, militant d'extrême-gauche et membre du mouvement du 20 février, détenu depuis le 1erdécembre 2011 après une condamnation à cinq mois de prison suite à une procédure arbitraire pour avoir participé aux manifestations de Taza. Il a relaté ses tortures – notamment un pistolet introduit dans sa bouche – dans une lettre rendue publique, expliquant son combat. Il a entamé une grève de la faim le 19 décembre, et serait à 93 jours de grève de la faim (encore un record mondial à portée du Maroc : le record serait celui d'un Indien, Swami Nigamanda, décédé après 115 jours de grève de la faim), encore que des informations non-confirmées font état de sondes gastriques qui le nourriraient de force. Et si vous voulez empêcher qu'un troisième jeune marocain décède, vous pouvez toujours signer la pétition en sa faveur. Pour paraphraser le général De Gaulle, le Maroc a une apparence : Morocco Mall, le TGV et le festival de Marrakech, qui passent en boucle dans la communication sur l'image de marque du produit Maroc entre deux communiqués de Hillary Clinton. Il a une réalité : un pays ou une enfant est contrainte, par des juges et des familles, à épouser son violeur, et ou des étudiants meurent au contact des forces de l'ordre ou se laissent mourir faute de se résigner à un procès arbitraire. Tout cela aurait pu être si facilement évité : il aurait suffi au procureur traitant la plainte pénale contre le violeur d'Amina et au juge de la famille la mariant à son violeur de faire leur travail, et elle serait sans doute encore parmi nous. Il aurait suffi à la police de chasser plutôt les pickpockets et voleurs à l'arraché que les manifestants pour que Nabil soit encore parmi nous. Et il suffirait à la justice de garantir des procès équitables pour que Ezzedine ne courre pas le risque de les rejoindre dans l'au-delà. Nous sommes maintenant au bout de trois mois de gouvernement PJD. Pour quelques avancées – la liste des grimates bien évidemment – combien de déconvenues ? J'avais exprimé en novembre l'espoir d'un mieux au Maroc, vers moins d'autocratie et plus de démocratie, tout en étant sceptique. Comme souvent au Maroc, si le catastrophisme ne se réalise pas toujours, le pessimisme résigné est l'option la plus réaliste. Ceux qui croient que le Maroc dispose de temps et de marges de manœuvre lui permettant de faire l'économie de réformes profondes entraînent le pays dans leur chute. Visiter le site de l'auteur: http://ibnkafkasobiterdicta.wordpress.com/