Si elles peuvent se dérober derrière un écran de smartphone, les travailleuses du sexe demeurent exposées aux mêmes risques que le racolage dans l'espace urbain. Certaines se retrouvent également sur la Toile malgré elles. La prostitution n'a pas échappé aux bouleversements numériques. Plus encore, l'avènement des réseaux sociaux dans les années 2010 lui a donné un coup d'accélérateur sans précédent. C'est notamment le constat formulé dans le 5e rapport de la Fondation Scelles, qui lutte contre le système prostitutionnel et l'exploitation des personnes prostituées, publié mardi 4 juin et relayé par Le Monde. Au travers des analyses compilées de 35 pays, dont le Maroc, et onze thèmes d'actualité, le rapport fait état d'une banalisation de la prostitution «de plus en plus perçue comme un marché parmi d'autres». Banalisation d'autant plus marquée que le développement d'internet a démultiplié les pratiques prostitutionnelles, alimentant ainsi un vaste marché mondial dont le chiffre d'affaires annuel était évalué, en 2013, à 130 milliards d'euros. De même, selon l'Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC), les deux tiers de la traite humaine qui représente aujourd'hui la troisième source de profits dans le monde passent désormais par Internet, précise Le Monde. Consumérisme et marchandisation des corps Une tendance mondiale à laquelle le Maroc ne fait pas exception. Si la prostitution y est encore majoritairement pratiquée dans l'espace urbain, souligne le rapport, les réseaux sociaux et les applications de rencontres se sont peu à peu insérés dans cette dynamique effrénée. «L'avènement d'internet et des réseaux sociaux a conduit à une transformation radicale de la prostitution. Ils servent aujourd'hui de plaque tournante d'une prostitution plus discrète. Il y a désormais des sites de rencontres qui ne sont pas au Maroc, mais plutôt en Europe et au Moyen-Orient et qui, même s'ils sont discrets, existent bel et bien», nous confirme la sociologue Soumaya Naamane Guessous. A l'époque où elle travaille à la rédaction d'«Au-delà de toute pudeur» (EDDIF, 1996), consacré à la sexualité féminine au Maroc, Soumaya Naamane Guessous remarque déjà ces jeunes femmes qui cumulent les partenaires occasionnels contre rétribution. «Les réseaux sociaux ont énormément développé cette pratique et banalisé la tarification de l'acte sexuel. L'ère du consumérisme dans laquelle on est entrés, où l'apparence détermine la valeur de la personne, a banalisé le commerce de son propre corps», explique-t-elle. Autre facteur déterminant selon la sociologue : la démographie marocaine. D'après des chiffres dévoilés en octobre 2017 par le ministre de la Jeunesse et des sports, Rachid Talbi Alami, les jeunes âgés de 15 à 34 ans représentent 34% de la population globale du Maroc, soit 11,7 millions d'individus. «On parle là d'une majorité de la population qui est jeune, avec des pulsions sexuelles intenses. Ce qui explique que la prostitution peut être prospère et que la demande est aujourd'hui plus importante», souligne Soumaya Naamane Guessous. Une observation susceptible d'être corroborée si l'on prend en compte un troisième facteur : 98,4% des internautes marocains de 15 à 24 ans sont connectés sur les réseaux sociaux, selon l'enquête annuelle de collecte des indicateurs TIC de l'Agence nationale pour la réglementation des télécommunications (ANRT). Le numérique n'a pas réduit les risques Les risques de violences auxquelles sont exposées les prostituées, occasionnelles ou pas, se sont-ils pour autant réduits ? «Les travailleuses du sexe ont gagné en sécurité ; elles n'ont plus à s'exposer dans les rues et sont donc moins exposées à la police, la prostitution et le racolage étant interdits au Maroc. Cela leur permet également d'échapper aux proxénètes et à la traite», estime la sociologue. Une grille de lecture nuancée par Mériam Cheikh, sociologue et chercheure au département des études islamiques et du Moyen-Orient à l'université d'Edimbourg, auteure d'une thèse sur la prostitution à Tanger. «Que l'on soit derrière son téléphone ou dans une discothèque, le risque est minime. Dans ce genre d'espaces nocturnes, il y a tout un personnel chargé de maintenir l'ordre, non pas pour le bien des prostituées, mais pour le bon déroulement du commerce. Là où le risque apparaît – et c'est ce qui m'a été rapporté de manière très claire par les femmes –, c'est au moment de l'isolement avec le client, lorsqu'elles se rendent dans des endroits reculés», nous dit Mériam Cheikh. «Je ne crois pas que le numérique ait eu un impact sur la réduction des risques. Cette réduction des risques peut être en revanche diminuée grâce aux sociabilités dans lesquelles sont insérées les prostituées.» Mériam Cheikh, auteure d'une étude sur la prostitution à Tanger «Elles vont chez des hommes qu'elles ne connaissent pas : à ce niveau, le danger n'a absolument pas changé, consent Soumaya Naamane Guessous. Ceci dit, le réseautage permet aux femmes d'entrer en contact avec des hommes plus ou moins fiables qui font eux-mêmes partie d'un réseau.» La sociologue de schématiser : «Quand vous voulez louer un logement sur Airbnb, vous regardez les commentaires : sur ces sites, c'est pareil. Les prostituées regardent les commentaires à travers des langages codés que seuls les initiés comprennent. Il y a une solidarité entre elles.» Mériam Cheikh confirme en effet l'importance, pour les travailleuses du sexe, de se constituer une clientèle et de fidéliser des groupes d'hommes. «Groupes à l'intérieur desquels elles peuvent circuler et où le risque de violences peut être réduit», précise-t-elle. «Partir avec des hommes qu'elles ne connaissent pas a toujours été problématique en soi, c'est pour ça qu'entre elles, elles sont solidaires. Le fait d'aller dans des résidences dont on sait qu'elles sont converties en lieux de passes, de surcroît tenus par des gérants, c'est beaucoup plus rassurant que d'aller directement chez le client.» Des prostituées présentes sur la Toile malgré elles Les débuts du numérique dans le milieu prostitutionnel ont aussi été impulsés par l'émergence des «Guides internationaux du sexe», d'abord créés aux Etats-Unis et au Canada, et alimentés par des clients du monde entier dont certains sont coutumiers du tourisme sexuel, nous explique Mériam Cheikh. «Les prostituées ont peu à peu commencé à comprendre l'intérêt d'utiliser le numérique. Sur ces forums, les clients s'échangent les numéros de téléphone de femmes avec lesquelles ils ont eu des services qu'ils ont trouvé à la hauteur de leurs attentes. C'est comme ça que beaucoup de prostituées se sont retrouvées présentes sur la Toile indépendamment de leur volonté», analyse-t-elle. On y trouve ainsi une cartographie des lieux, des tarifs et des pratiques (avec les comparaisons qui vont avec en fonction des pays) à travers les expériences des clients. Ceux que l'on appelle ainsi des «punters» («clients» en anglais) deviennent eux-mêmes producteurs de normes sur la consommation prostitutionnelle dans les endroits – villes ou pays – où ils se rendent. «Ça aboutit à des descriptions plus ou moins approfondies sur les pratiques proposées, sur la manière dont on aborde des filles au Maroc et globalement, ça nous permet de comprendre comment ces usages numériques contribuent à dessiner des savoirs sur la prostitution au Maroc», conclut Mériam Cheikh. Article modifié le 2019/06/14 à 13h47