J'ai commis un billet où j'ai expliqué pourquoi je boycottais les élections. Je regrette avoir raté un post intéressant ("Un peu de pragmatisme ne nous fera pas de mal") de Saad Mikou sur le blog de Ghalito, que je n'ai pas inclus dans mon billet d'hier. Saad Mikou y explique pourquoi il ne croit pas au boycott et pourquoi il votera PJD. C'est peut-être un épiphénomène, mais je suis frappé par la fin de l'interdit PJD - "la normalisation politique de l'islamisme" pourrait-on dire - dans la sphère publique francophone marocaine. Il y a quelques années, nul se serait aventuré à avouer publiquement son intention de voter pour ce parti, alors qu'aujourd'hui, des personnes aussi peu suspectes de tropisme islamiste que Karim Tazi annoncent voter pour lui. Le phénomène était tout juste perceptible en 2007 - à titre anecdotique, la propriétaire de la Librairie Porte d'Anfa (sans doute la meilleure de Casablanca), une fassia bon chic bon genre très peu suspecte de salafisme galopant, m'avait avoué être tentée par le vote PJD pour protester contre le reste de la classe politique. Tous ceux qui n'acceptent pas la mainmise totale du Palais sur l'économie, la société, l'appareil sécuritaire, la religion, la justice et la politique sont aujourd'hui confrontés à un dilemme. Il y a désormais la ligne d'opposition franche et déclarée du mouvement du 20 février, dont je suis un sympathisant, qui a opté pour le boycott, tant lors du référendum constitutionnel du 1er juillet que de ces élections législatives du 25 novembre. Cette ligne semble très largement majoritaire parmi les militants et organisations contestataires - je n'aurais jamais cru que le PSU par exemple allait boycotter ces élections. Il y a ceux, qui semblent minoritaires (je parle encore une fois des contestataires, pas de la population marocaine en général), en faveur d'une participation critique. Si le bloggeur et militant Mounir Bensalah semble être un des derniers mohicans contestataires à l'USFP et Youssef Belal idem au PPS, le PJD est de facto le seul parti digne de ce nom sur l'échiquier politique marocain, si l'on exclut les partis du boycott que sont le PSU, le PADS, Annahj addimoqrati et Al adl wal ihsan (qui n'est pas un parti mais qui est incontestablement un mouvement politique d'envergure, peut-être le premier du Maroc en nombre de militants). C'est une évolution qui n'allait pas de soi. Créé en 1998 sur les cendres du MPDC (dissidence du Mouvement populaire, parti du Palais s'il en est) du Dr Abdelkrim Khatib, ancien ministre et allié fidèle du makhzen, le PJD était alors considéré comme la version domestiquée acceptable du courant islamiste, dont la reconnaissance avait finalement été reconnue comme inéluctable par Hassan II et Driss Basri. Son actuel secrétaire général, Abdelillah Benkirane, est connu comme étant très proche du Palais, déjà du temps des années 90. Mais ces apparences sont en partie trompeuses: initialement très impopulaire au sein de l'élite francophone, le PJD est à l'origine un mouvement religieux, le MUR, issu de la matrice de l'islamisme marocain, la Chabiba islamiya, indépendant du Palais et dans une ligne d'opposition franche et claire aux élites politiques, médiatiques et administratives du pays. Il est devenu depuis sa légalisation de très loin le parti politique marocain comptant le plus de militants et ayant la pratique interne la plus démocratique - son précédent secrétaire général, Saadeddine Othmani, fut ainsi régulièrement battu et éjecté de son poste en 2008 après un vote régulier, paisible et incontesté des militants du parti. Les parlementaires du PJD sont reconnus comme étant les plus assidus travailleurs et professionnels du parlement (74% des questions parlementaires durant la législature 2007-2011 émanent du PJD, qui a 14% des sièges), ce parti constituant de fait la seule opposition parlementaire, et ce parti n'a guère été éclaboussé par des affaires de corruption. Enfin, son programme (version française ici) est travaillé et chiffré, et se distingue clairement par son sérieux de celui des autres partis en lice lors de ces élections législatives. Peut-on espérer une évolution à l'AKP, qui a contribué à terrasser l'hégémonie militaire en Turquie, ou Ennahda, qui, avec deux partis de gauche, est en train d'assurer une transition démocratique en Tunisie? Le PJD pourra-t-il rejoindre ces deux partis dans l'oeuvre de démocratisation d'un système politique autoritaire? L'histoire politique du Maroc incite au scepticisme - il suffit d'évoquer le cas de l'USFP pour mesurer les dangers d'un optimisme excessif. Son secrétaire général actuel, Abdelillah Benkirane, est comme on l'a déjà dit un proche du Palais, et le camp de Mustapha Ramid, tonitruant avocat casablancais qui exprima initialement son soutien au mouvement du 20 février, démissionnant même temporairement du parti en raison de sa non-participation aux manifestations du 20 février. Il a appelé à voter "oui" à la constitution octroyée de 2011, même s'il a fait preuve d'une fermeté inaccoutumée - du moins pour des partis marocains aspirant à des fonctions gouvernementales - lors de la négociation préalable au plébiscite. Si le PJD avait échappé à l'interdiction envisagée par certains sécuritaires et éditorialistes après le 16 mai 2003, il a néanmoins été en butte aux manoeuvres habituelles du makhzen, qui suscita une scission avant les législatives de 2007, celle du Hezb ennahda wal fadila (PRV). Le système politique marocain actuel, dominé de bout en bout par le Palais, est cependant impitoyable envers ceux qui ont cru pouvoir changer le système de l'intérieur - de l'USFP au PPS en passant par Driss Benzekri et Mohamed Tozy, ceux-là se sont généralement vus émasculés, digérés et récupérés par le makhzen, servant d'alibi et d'argument de vente à l'étranger. Le système électoral actuel rend impossible la perspective d'un parti dominant tel que le sont l'AKP (50% des suffrages exprimés) ou Ennahda (37%) - pas seulement parce que le PJD est très loin de ces chiffres (11% en 2007, ce qui en faisait le premier parti marocain) mais surtout parce que la pratique électorale induite par les textes, faite de clientélisme, opportunisme et laxisme, réduit à la portion congrue le vote purement politique ou idéologique, à la différence du vote acheté ou népotique. Le contrôle total des institutions du pays par le Palais ne peut être démantelé que par une coalition de partis intègres, animés par des principes et composés de militants combatifs, coalition présente au sein du mouvement du 20 février - et dans laquelle le PJD aurait eu sa place, s'il en avait fait le choix. Quel choix fera-t-il au lendemain du 25 novembre, saura-t-il accélérer le démantèlement inéluctable de l'autocratie? On peut comprendre l'espoir d'un Karim Tazi, mais le réalisme incite à craindre que le Maroc ne sera pas la Turquie ou la Tunisie de sitôt - hélas. Visiter le site de l'auteur: http://ibnkafkasobiterdicta.wordpress.com/