Dans son premier roman, autoédité, la journaliste Nadia Lamlili remet en question l'étouffant paternalisme dans le monde de la presse, à travers l'histoire d'une journaliste travaillant pour un magazine étiqueté progressiste. En écho avec l'actualité et la polémique autour de «la ligue du LOL» en France, elle fait part à Yabiladi de ces questionnements et de sa colère salvatrice. Inspiré de fait réels, «Une plume dans la plaie» sort au moment où un grand débat sur le harcèlement dans le monde de la presse secoue les réseaux sociaux, sur fond de révélations autour des cyberharcèlements de la «Ligue du LOL» en France, ou encore de l'affaire Bouachrine au Maroc. L'auteure du livre, Nadia Lamlili, considère ce dernier comme «un testament» de vingt années dans la presse entre le Maroc et la France. Des expériences qui lui ont appris que la domination masculine dans le secteur de la presse constitue un invariant des deux côtés de la Méditerranée. Que vous inspirent les actes de domination masculine dans le monde de la presse, révélés récemment en France ? Le problème n'est pas dans les réseaux sociaux qui ont servi de canal pour ces dérives, mais dans les rapports de domination hommes-femmes. Nous avons en face un clan, qui a le pouvoir, qui harcèle, qui insulte, qui écrase et ce sont tout naturellement les femmes qui sont visées, parce qu'elles composent la strate la plus précaire de la pyramide du pouvoir. «La ligue du LOL» et les révélations ayant suivi traduisent des problèmes sous-jacents au sein des rédactions au niveau mondial. Les rédactions marocaines ne sont pas épargnées, c'est même pire ! Je pense qu'il y a des séances divan à organiser ici car nous avons toutes les palettes de manifestations de sexisme et de machisme. Il y en du plus subtil, formulé ou insidieux au pire degré de harcèlement moral et sexuel, qui n'est pas l'objet de poursuites judiciaires pour la simple raison qu'il est difficile d'établir des preuves. Vous citez des exemples dans votre roman, mais à travers votre expérience dans la presse marocaine, avez-vous observé les différents degrés de ces agissements ? Tout à fait. C'est un roman inspiré de faits réels et au sein des rédactions marocaines, j'ai pu moi-même observer les actes de sexisme et d'intolérance envers les femmes. Par exemple, l'héroïne du roman qui est Zineb, va être empêchée de faire un reportage dans les endroits reculés du Maroc parce que c'est une femme. On va la traiter de sauvage amazone parce qu'elle ne se laisse pas marcher sur les pieds… Il y a d'autre actes où le degré de prégnance du sexisme est encore plus prononcé, un journaliste tape à votre porte de chambre d'hôtel à minuit, ou qu'un autre colporte des rumeurs sur vous, selon lesquelles vous couchez avec vos sources pour avoir vos scoops… Pour avoir vécu des scènes semblables, il m'est arrivé de pleurer en silence parce que je n'en pouvais plus. Zineb, dans mon roman, incarne cette image de la femme journaliste qui doit combattre tous les jours cette image que la société traîne sur les femmes journalistes. Dans les rédactions marocaines, la femme est très vite classée, soit en tant qu'amazone dépourvue de toute féminité, soit en tant qu'aguicheuse Marie-couche-toi-là. C'est pour cela que je ne suis pas étonnée lorsqu'elles construisent une carapace pour pouvoir survivre. Sans cette fermeté et parfois même cette dureté, elles ne pourront pas s'imposer. Vous expliquez par ailleurs que ces attitudes émanent même de ceux qui se revendiquent d'une certaine modernité… C'est encore plus inquiétant, comme le raconte mon roman. Ce n'est pas parce qu'on est dans une rédaction étiquetée progressiste que la femme est forcément respectée. Au sein de la rédaction de la Voix du Maroc (dans le livre), qui revendique une vision très évoluée de la société marocaine, les femmes se heurtent à des carcans très machistes, conservateurs et très sexistes. Il en est de même pour la «Ligue du LOL», dont une grande partie des journalistes travaille à Libération, qui se veut un canard de gauche, pro-féministe. Cela n'a pas empêché de harceler des femmes, d'attaquer leur féminisme, de les insulter ou encore de leur faire des avances… Ce sont des gens qui ont un égo surdimensionné, des étiquettes de bâtisseur de sociétés justes et égalitaires mais qui ont viré à la dictature. Il y a le témoignage de cette journaliste française expliquant que pour un mot dans son article, elle a fait l'objet de blagues à la chaîne de «la Ligue du LOL» en plus de centaines de messages insultants. Finalement, les femmes journalistes se retrouvent seules lorsqu'elles sont harcelées... Il n'y a pas de solidarité entre journalistes dans des cas pareils. Souvent, les femmes suscitent la peur chez leurs collègues hommes. Ces derniers n'arrivent pas à décoder, comme partout dans la société. Les rédactions de presse sont à l'image des sociétés dans lesquelles elles évoluent. Lorsqu'on a peur d'un modèle différent, on a tendance à l'écraser, à le sous-estimer, à faire en sorte à ce qu'il remette en question ses propres compétences. A plusieurs reprises, vous allez voir des femmes journalistes qui vont vous dire «on n'arrête pas de nous dire qu'on n'écrit pas comme des hommes», qu'«on n'a pas un bon style», qu'«on n'arrive pas à faire de très bons article». Je me suis cassée la tête à savoir ce qui différencie un «style de femme» d'un «style d'homme». Le fait est que la vision qu'a une femme du monde est différente de celles des hommes et c'est ce qu'ils n'arrivent pas à comprendre. Par ailleurs, une grande partie des rédactions qualifiées de progressistes «défendent» les femmes tous les 8 mars en leur offrant des roses, disent que les femmes sont les plus bosseuses, les plus honnêtes, alors que ce n'est pas une question d'être meilleures que les hommes. Les femmes veulent qu'elles soient considérées pour ce qu'elles sont, pour leurs compétences et pour leur manière de concevoir le monde. Ces gestes voulus de reconnaissance sont-ils aussi maladroits que les expressions de sexisme elles-mêmes dans le domaine journalistique ? Il n'y a même pas deux ans, j'ai assisté dans une rédaction à ce cérémonial, où le directeur a distribué des roses à ses collègues femmes, parce que pour lui c'est «la fête des femmes». Il n'arrive pas à comprendre que c'est la fête de l'égalité, des droits des femmes, c'est-à-dire qu'au lieu d'offrir des roses, il y a plus intérêt à se demander si les femmes sont épanouies au sein de la rédaction, est-ce qu'elles ont les mêmes chances que les hommes, est-ce qu'il y a une égalité au niveau des salaires… Ce sont des choses basiques, mais au lieu de cela, on préfère être dans le côté «vous êtes les meilleures», mais il faut sortir de ce carcan qui date des années 1980 ! Nous n'en avons plus besoin et ce n'est pas ce que demandent les femmes journalistes aujourd'hui. Même au sein des rédactions passant leur temps à revendiquer la démocratie et la laïcité, on ne se rend pas compte qu'il y a parfois des comportements très machistes. On va vous dire que c'est de bonne intention, mais la question n'est pas là. Il y a une toxicité qui a été héritée des temps anciens et qui a été intériorisée par les hommes. Il y a eu le #MeToo dans le cinéma, le #balancetonporc, maintenant on assiste à celui des journalistes. Et il y en aura d'autres. A partir de votre dernière expérience, avez-vous ressenti une plus grande équité ? C'est une rédaction qui ressemble aux autres. J'ai passé de très bons moments à Jeune Afrique en tant que cheffe de section Maghreb et Moyen-Orient. Il y a eu une belle ambiance avec mes collègues, mais il y a eu évidemment des actes sexistes. Avec l'expérience, on finit par anticiper les situations de déjà-vu, des regards… A un certain moment, je laissais tomber parce que je me demandais si le fait de gueuler pouvait changer quelque chose. Je suis contente que le #MeToo commence à prendre de l'ampleur, parce que les hommes n'ont pas véritablement conscience des actes de discrimination et de sexisme qu'ils commettent dans les rédactions. Ce genre de #MeToo va libérer la parole sur des témoignages et ils vont comprendre qu'il y a des retombées de leurs actions dépassant l'objectif initial. Au Maroc, l'affaire Bouachrine a fait éclater un scandale sexuel, mais contrairement au #MeToo, les témoignages ne se sont pas enchaînés. Les langues semblent avoir du mal à se délier au Maroc ? Je suis surprise et scandalisée par les révélations. Il est clair qu'il y a beaucoup de zones d'ombre que je ne saisis pas dans cette affaire, notamment au niveau de la lourdeur des actes qui sont reprochés à Taoufik Bouachrine. Mais par principe, je suis solidaire avec les victimes et avec toutes les femmes qui ont subi dans leur chair ces actes et ces attaques qui relèvent du harcèlement sexuel. Je n'en veux pas à celles qui n'en parlent pas, parce qu'il est difficile de verbaliser ce qu'on ressent des suites d'une telle violence. D'abord, on est dans le déni. Il y a des conséquences sur la psychologie, la carrière, la manière de voir les choses… Mais je me dis que nous devons faire l'effort. Celles qui ont dépassé cette phase de refoulement et qui peuvent témoigner, qu'elles le fassent, car elles vont éclairer le chemin pour toutes les autres qui ne peuvent pas. Par ailleurs, toutes celles qui ont intériorisé ces actes de machisme et de sexisme en pensant que ce serait normal parce que la société est ainsi, il faut leur expliquer que ce n'est pas le cas. La société à laquelle on aspire est égalitaire, où hommes et femmes ont leur place. Nous sommes dans une période de l'histoire de l'humanité où toute la construction pyramidale – et forcément phallocrate – est en train de s'ébranler pour donner lieu à des rapports horizontaux. Votre livre finit sur le contexte du Mouvement du 20 février. C'est une fin ouverte vers un tome II ? Un tomme II pourquoi pas… J'ai fini le livre avec l'éclosion du Mouvement du 20 février parce que la structure du roman l'a imposé. On a assisté à un procès en justice et à une rédaction qui a été détruite, récupérée par les hommes du pouvoir et que c'était l'un des signes avant-coureurs des révolutions arabes. C'est une succession de faits qu'on n'a pas vue venir. La société s'est éclatée, les précarités ont augmenté, les gaps sociaux ont été saillants mais on s'est confronté brusquement à tout cela, donnant lieu aux révolutions arabes avec un regard pessimiste. Ce contexte est celui d'un nouveau combat qui vient de commencer. C'est celui des libertés individuelles puisque Zineb a un enfant. C'est une mère célibataire. Elle a choisi de laisser tomber tout le combat démocratique pour un Maroc meilleur, pour se consacrer à sa fille. Mais à mon avis c'est une fin plutôt optimiste. S'il y a eu vraiment des fruits du Mouvement du 20 février, ce n'est pas au niveau politique qu'on les retrouve mais sur le plan social, avec la démocratisation des débats sur les libertés individuelles. Sur le plan régional, le Maroc fait actuellement partie des pays les plus dynamiques au niveau des débats sociaux et c'est grâce au M20F qui a libéré la parole et détruit les murs de la peur. Au niveau politique, il reste beaucoup à dire et ce n'est pas la constitution de 2011 qui a apporté un changement. J'ai gardé dessus un regard pessimiste, mais le principal avantage de ce mouvement social est que les gens aient appris à parler, à se défendre, à dénoncer les injustices. Le fait que les pouvoirs publics suivent ou non est une autre paire de manche, car on vit dans un pays où les lois sont assez rétrogrades, surtout envers les femmes. Elles ne suivent pas les évolutions sociétales que nous connaissons, mais elles finiront par bouger, par la force des choses.