Second long-métrage du réalisateur maroco-suisse Mohcine Besri, «Une urgence ordinaire» est le seul film marocain en compétion au 17e Festival international du film de Marrakech. Le cinéaste revient avec Yabiladi sur son opus, un portrait au vitriol des maux d'une société mise en image dans un huis clos métaphorique. INTERVIEW. Vous êtes Marocain naturalisé suisse. Que représente pour vous la sélection de votre film au FIFM ? Tout d'abord, j'ai été très content d'apprendre que le festival allait reprendre. Il a une place très importante au niveau national et international. Voir ensuite un film marocain dans la sélection en compétition me ravit et le fait que ce soit le mien est un cadeau du ciel. Je remercie l'équipe artistique qui a sélectionné le film car c'est une grande chance pour moi. On parle beaucoup de la question de la liberté d'expression au Maroc. Que le festival de Marrakech présente un seul film national en compétition et que celui-ci fasse une critique virulente vis-à-vis de la société marocaine est un message fort qui montre que nous sommes aujourd'hui capables de voir notre réalité en face et de l'assumer. Les réalisateurs marocains ont tendance à faire des films centrés sur les faits de société. Comment expliquez-vous cette propension à aller vers ce type de films ? Je pense que le cinéma dans lequel je m'inscrits, et ce serait le cas d'autres réalisateurs marocains, est un cinéma où l'auteur ne commence pas son travail en pensant d'abord au public. Il parle de ce qui l'intéresse lui en premier lieu. C'est pour cela qu'on parle de cinéma d'auteur. On n'est pas dans une logique commerciale en se demandant ce qui va plaire aux gens. Mon film peut même faire mal, car il montre une réalité douloureuse pour amener les spectateurs à réfléchir. Le choix de ce genre de sujets, notamment pour les cinéastes marocains qui vivent à l'étranger, vient d'un sentiment particulier. Lorsqu'on vit dans d'autres pays, on est envieux d'y voir des choses qui fonctionnent et qui manquent à notre Maroc. C'est ce que j'ai ressenti en 1994 quand je suis arrivé en Suisse, juste en voyant l'état de l'infrastructure routière ! Lorsque je suis dans un hôpital en Suisse et que je suis rapidement examiné, cela me fait poser des questions sur la situation des servies de santé de mon pays où l'on peut mourir, simplement faute de scanner. Le cinéma peut-il permettre cette prise de conscience pour changer ces réalités ? A mon sens, c'est même le rôle majeur du cinéma que de poser des questions et interpeller. Un cinéaste ne donne pas de réponses, puisque ce sont nos politiciens qui prétendent détenir celles-ci et Woody Allen le dit si bien : «J'ai des questions à toutes leurs réponses.» Donc mon rôle de réalisateur s'arrête à éclairer les endroits sombres de nos sociétés. C'est un exercice que je compare à l'état des lieux d'un appartement que les locataires vont quitter. En Suisse, on a presque peur de ces personnes qui s'occupent de le dresser car elles sont douées pour aller chercher les défauts les plus cachés dans l'habitation et de mettre la lumière dessus. Avez-vous pensé le tournage des scènes du film dans un hôpital public marocain comme un symbole du malaise social ? C'est exactement cela. Le choix du huis clos dans un hôpital est une métaphore pour raconter une société, avec ce qu'elle rassemble de bon et de mauvais dans un lieu commun. Je pense que la plupart des films qui mettent en scène un huis clos sont tout le temps des métaphores de quelque chose. Donc pour moi, il n'y avait pas de meilleur lieu qu'un hôpital pour raconter les maux d'une société. D'où justement le titre de votre film, «Une urgence ordinaire»… Oui, il y a une urgence, mais qui est malheureusement ordinaire. Elle se répète quotidiennement, plusieurs fois par jour, d'une génération à l'autre… C'est le titre de mon film en français, mais j'ai choisi en arabe l'expression «طفح الكيل», car elle ramène plus réellement à ce sentiment de ras-le-bol vis-à-vis de quelque chose que l'on ne peut plus accepter et face auxquelles on ne peut plus se tenir aux promesses des politiciens. Je suis arrivé à un âge où je me dis que depuis le temps que ces derniers nous vendent des rêves, je n'y crois plus, car nous sommes arrivés à la limite de l'exercice. Même au niveau du concept de la démocratie, je pense qu'il faut revoir plusieurs aspects. Il ne faut pas oublier qu'Adolph Hitler est arrivé au pouvoir de manière démocratique. Ce qui se passe actuellement en Europe, c'est que des fascistes accèdent démocratiquement au pouvoir. On voit également la limite de l'exercice avec l'élection du président américain Donald Trump, ou encore ce qui se passe actuellement au Brésil. Il n'y a pas pire que les populismes et cela semble presque contagieux à travers le monde. Aujourd'hui, je veux que ce soit la société civile qui prenne les choses en main. Au Maroc par exemple, tout le monde le sait mais on se le dit entre nous, il y a des initiatives royales de changement mais il existe des responsables qui ne font que saboter les choses et c'est valable pour le secteur du cinéma. Nous avons la chance d'avoir un festival comme le FIFM pour montrer nos films, mais on en est encore à se prendre la tête avec des ministres qui ne comprennent même pas l'ampleur de leurs attributions et cela nous pose problème en tant que cinéastes. Des milliers de jeunes techniciens et acteurs font vivre des familles mais ne sont pas payés, juste parce que des producteurs ne reçoivent pas l'argent qui leur est promis et peuvent même mettre la clé sous la porte et aller en prison, pendant que tel ou tel responsable ne comprend pas qu'il est en train d'aller à l'encontre d'une volonté royale. Comme le poète irakien Ahmed Matar, j'ai envie de dire à ces politiciens : «dégagez !». Votre film finit avec une musique de N3rdistan. Comment s'est faite la rencontre avec ce groupe basé à Montpellier ? J'étais en montage lorsqu'un ami m'a parlé de ce groupe en m'envoyant l'une de ses chansons que j'ai appréciée, mais qui ne collait pas avec mon film. En lecture automatique sur Youtube, d'autres titres ont commencé à s'enchaîner jusqu'à ce que j'ai entendu une autre chanson du groupe. Je me suis dit que c'était ce que je cherchais. J'avais l'impression que c'étaient les personnages de l'opus qui ont écrit cela. J'ai donc contacté Walid Benslim [chanteur du groupe, ndlr] auprès de qui j'ai passé trois jours. Nous sommes devenus très proches et nous avons travaillé pendant des mois sur la musique du film. Le montage a été fait avec les compositions de Walid, mais à l'étape du mixage, j'ai décidé de la retirer pour faire un film beaucoup plus sec et garder le son à la fin, avec cette chanson qui résume l'esprit de l'opus. J'adore ce groupe qui est talentueux et j'espère que tous les Marocains l'écouteront !