Certaines saisonnières marocaines en Espagne font l'objet de harcèlement, d'agressions sexuelles et d'abus de pouvoir, ont révélé, fin avril, les journalistes allemandes Pascale Muller et Stefania Prandi. Leur enquête a fait réagir le ministère du Travail et de l'Insertion professionnelle marocain. Mais il semblerait que la réaction du département de Mohamed Yatim ait été quelque peu précipitée. Décryptage. Le 9 mai dernier, le ministère du Travail et de l'Insertion professionnelle marocain adressait une mise au point à l'agence officielle MAP pour publication, avant que l'information ne soit reprise par plusieurs confrères. Pourtant, le communiqué de presse du département de Mohamed Yatim évoque une affaire qu'aucun de ces médias n'avait traité. Lorsqu'on creuse, il s'avère que le ministère de tutelle ait réagi dans la précipitation, publiant un texte truffé d'informations erronées. Plus grave, une délégation a été dépêchée en Espagne pour enquêter sur cette affaire, armée d'une réaction «ferme» fondée sur un malentendu. Une première question devait alors posée : A quoi réagit-on au juste ? Ce que dit le ministère Dans sa mise au point, le ministère du Travail et de l'Insertion professionnelle commence par appeler à la «vigilance» à l'égard des vidéos circulant sur le net. «Suite aux propos véhiculés par certains journaux et sites électroniques sur l'exposition de certaines ouvrières marocaines saisonnières au harcèlement et à l'exploitation dans certaines entreprises agricoles espagnoles, et afin de donner les éclaircissements nécessaires à l'opinion publique, le ministère informe (…) que les vidéos qui circulent sur certains sites présentent des champs de culture de tomates et mettent en évidence des événements qui auraient pu survenir entre mars et avril 2017», indique la mise au point. Un rappel du contexte, suivi par un travail de sape de la parole de l'une des femmes ayant témoigné dans ladite vidéo. «En outre, l'une des plaignante âgée de 25 ans, qui selon sa déclaration, aurait commencé son emploi dans les exploitations agricoles espagnoles quand elle avait à priori l'âge de 15 ans compte tenu du fait que la dernière opération de sélection des ouvrières répétitrices a eu lieu en 2009, poursuit le communiqué. Ce qui est en contradiction avec les termes et les conditions de sélection des travailleuses saisonnières appliquées par l'Agence nationale de la promotion de l'emploi et des compétences (l'âge étant fixé entre 18 et 45 ans).» Le communiqué annonce aussi qu'une délégation conjointe maroco-espagnole se rendra au cours de cette semaine à la province espagnole de Huelva en vue de s'enquérir des conditions de travail et de séjour des femmes marocaines travaillant dans cette région. «A chaque fois qu'une plainte est transmise au ministère du Travail ou à l'Agence nationale de promotion de l'emploi et des compétences (ANAPEC), elle est immédiatement signalée aux autorités espagnoles pour faire le nécessaire», précise le département de Mohamed Yatim. Après plusieurs recherches, il semblerait que la réaction du ministère du Travail fait suite à cet article publié par Chouf TV. Le média arabophone publiait le 3 mai dernier un article de presse accompagné d'une vidéo de la version allemande du média BuzzFeed News. «Vidéo choquante : Rapport sexuels forcés, viols, de marocaines travaillant à la cueillette des fruits rouges en Espagne», indiquait le titre du média. Mais à l'intérieur de son article, Chouf TV se contente cette fois de rapporter l'information de BuzzFeed News et les témoignages de certaines marocaines sur les harcèlements dont elles auraient fait l'objet mais aussi sur leurs conditions d'hébergement. Des révélations choc sur un sujet encore tabou L'enquête en question est parue en allemand le 30 avril dernier sur BuzzFeed News. Elle a ensuite été reprise en allemand puis en Anglais par Correctiv, un blog dédié au journalisme d'investigation à but non lucratif. L'article raconte comment les travailleuses agricoles sont traitées dans le sud de l'Espagne, dans la région de Souss-Massa (Maroc) et en Italie. Dans une enquête divisée en trois longs articles, les journalistes Pascale Muller et Stefania Prandi racontent comment elles ont rencontré des dizaines de femmes dans les champs pour évoquer les abus qu'elles subissent. En mai 2017, les deux journalistes ont rencontré Kalima (un surnom que la victime a choisi), une répétitrice marocaine travaillant dans la ville de Palos de la Frontera, au sud de l'Espagne, dans la région de Huelva. La Marocaine raconte avoir été violée en mars et avril 2017 par son superviseur Abdelrahman, également marocain. «Il oblige les femmes à avoir des rapports sexuels avec lui», lance-t-elle pour dénoncer son violeur présumé. Selon l'enquête, Kalima a déposé une plainte contre son agresseur le 3 mai 2017. «Kalima a fait des examens dans lesquels un gynécologue et un médecin légiste attestent qu'elle a subi une ''agression sexuelle''», rapportent Muller et Prandi. La Marocaine sera ensuite, transférée dans un foyer pour femmes le jour même du dépôt de la plainte avant de quitter l'Espagne dans l'été 2017. Elle a aussi affirmé qu'après avoir témoigné contre son superviseur, il avait commencé à la menacer. Après l'Espagne, le Maroc Pendant leur séjour en Espagne, les deux journalistes ont parlé à plusieurs femmes, la plupart marocaines, qui ont déclaré avoir été harcelées, violées, soumises à un chantage et agressées physiquement par leurs superviseurs dans les fermes espagnoles. Pascale Muller et Stefania Prandi se sont ensuite rendues au Maroc, dans la région Souss-Massa pour rencontrer une autre femme travaillant dans les champs. Le pseudonyme choisi pour cette Marocaine diffère entre Asmaa pour la version de BuzzFeed News et Karima pour la version Correctiv. Etudiante et travailleuse agricole ayant commencé cette expérience pendant les vacances pour soutenir ses deux frères après la mort de ses parents dans un accident de voiture, elle dit avoir commencé à travailler dès l'âge de 15 ans. Âgée de 25 ans en 2017, Karima/Asmaa affirme avoir été harcelé sexuellement par Brahim, son superviseur. «J'ai travaillé dans les serres de tomates pendant trois mois en 2016», déclare-t-elle en affirmant que son superviseur (Brahim) l'exploitait. «Il a souvent essayé de me harceler. Il m'envoyait travailler seul, tandis que les autres étaient dans un endroit différent», déclare la jeune fille avant de préciser avoir quitté son travail après cette mésaventure. Les précisions des journalistes allemandes Pour mieux comprendre le hiatus entre le ministère et les témoignages, Yabiladi a pris contact avec l'une des journalistes ayant réalisé l'enquête publiée sur BuzzFeed News. Pascale Mueller nous déclare mercredi, après lui avoir rapporté la réaction du ministère marocain du Travail, qu'il «y a un gros malentendu». «Il y a deux femmes dans l'histoire : une que nous avons présenté en tant que "Kalima" et qui dit avoir été abusée en Espagne, et "Karima" qui rapporte avoir été abusée au Maroc. C'est cette dernière qui nous a raconté avoir commencé à travailler lorsqu'elle avait 15 ans dans les champs au Maroc. Quant à Kalima, elle est venue en Espagne dans le cadre de l'échange des travailleurs saisonniers et elle nous a montré des documents qui le prouve.» Pascale Mueller La journaliste allemande précise aussi que dans l'enquête et la vidéo, BuzzFeed ne prétend pas que «Karima» a été abusé en Espagne, comme l'indique le ministère du Travail. «Nous avons écrit qu'elle prétend avoir été abusée par son supérieur au Maroc, précisément dans la région de Souss-Massa». «Nous avons parlé non seulement à des femmes marocaines qui prétendent avoir été maltraitées en Espagne, mais aussi dans le secteur agricole du Maroc. Par conséquent, nous ne voyons aucune erreur logique dans le témoignage des femmes ou dans notre travail», précise-t-elle. Il semblerait donc que les rédacteurs du communiqué de presse du ministère du Travail ont commis plusieurs erreurs. Une erreur de calcul lorsqu'il tente de décridibiliser le témoignage en s'essayant à retrouver l'âge de la victime présumée à son arrivée en Espagne. Nouvelle erreur en mélangeant les témoignages de «Karima» harcelée au Maroc et «Kalima», violée en Espagne, dans la région de Huelva. A une lettre près des prénoms, le département de Mohamed Yatim a même dépêché toute une délégation pour enquêter. Une précipitation qui vise à contrôler la situation et éviter ainsi que le sujet ne devienne viral. Article modifié le 10/07/2018 à 00h24