Il y a d'un côté la version officielle : qui se félicite de ce débarquement de modernité technologique sur le sol marocain ; qui applaudit à cet investissement massif en infrastructure qui créera des emplois ; qui dispose d'une réponse toute prête aux détracteurs du projet, quasiment accusés de racisme à vouloir priver les Marocains des bienfaits d'un TGV qui a changé la géographie européenne et de quelques autres pays comme la Corée du Sud ou la Chine. Le TGV à défaut du Rafale Mais il y a la face cachée : un contrat attribué à la France en 2007, sur forcing de Nicolas Sarkozy, afin de compenser la perte de la vente d'avions Rafale (groupe Dassault) au profit du F-16 américain, comme l'expliquait le Figaro (groupe Dassault, il est vrai…) de l'époque, le 3 octobre 2007 : « Aujourd'hui et malgré les efforts de l'Etat français, le roi marocain Mohammed VI aurait décidé de rejeter la commande française. Paris peine à vendre les Rafale de Dassault aviation. Depuis sa sortie, seules les forces françaises en ont commandé. Pour compenser l'échec des négociations commencées en avril 2006, le Maroc devrait, selon La Tribune, commander une ligne TGV pour relier les villes de Casablanca et/ou Essaouira à Marrakech. Ceci impliquerait du coup les sociétés Alstom et SNCF International. Cette commande pourrait permettre un maintien de la visite de Nicolas Sarkozy au Maroc prévue après le 20 octobre. » Trois au lieu de deux milliards d'euros A partir de cette commande très diplomatique, les difficultés commencent. Les blogueurs marocains relèvent que le prix initial, prévu à deux milliards d'euros, est passé aujourd'hui à… trois milliards, soit 50% de plus. Le financement s'est lui aussi, transformé en parcours du combattant, avec, en particulier, un véto allemand à un prêt de la Banque européenne d'investissements, en raison de l'absence d'appel d'offres qui aurait permis aux entreprises allemandes de concourir. Enfin, beaucoup se posent la question de l'utilité d'une telle ligne coûteuse à grande vitesse, dans un pays où un tiers de la population reste analphabète, où le pouvoir d'achat de l'immense majorité de la population l'exclura des prix des billets du TGV, même fortement subventionnés comme ça sera le cas. Surtout au moment où, à l'occasion du récent anniversaire du TGV en France, la presse s'est fait l'écho d'interrogations sur le rapport coût-impact de ces TGV devenus emblématiques de la technologie française. « M. Sarkozy, épargnez-nous votre cynisme » Dans une lettre ouverte à Nicolas Sarkozy à la veille de sa visite, le blogueur Larbi s'insurge : « Vous l'aurez compris, monsieur Sarkozy, ce TGV qui vous a été offert coûte très cher, c'est une folie financière, surtout pour un pays comme le Maroc. Il engage les finances publiques marocaines dans des prêts faramineux que vous-même vous aurez qualifiés d'aberration en ces temps de crises financière, économique et sociale. C'est même un crime économique s'il en est, dans la conjoncture actuelle. Vos conseillers vous ont surement fait des notes sur les avis des économistes marocains qui ont contesté ce projet, son utilité et sa viabilité économique. On se contentera ici de citer un, Mohamed Berrada, ancien ministre des Finances de Hassan II, qui n'est pas spécialement connu pour être un opposant et qui déclara récemment au mensuel Economie & entreprises : “Si on n'avait pas investi dans le TGV, ça n'aurait en aucun cas compromis le rythme de croissance. En cette période de crise, cet argent aurait pu être mobilisé pour financer des projets créateurs d'emploi”. » Sa conclusion est violente : « Je voulais vous rappeler ces faits en espérant que lors de votre visite au Maroc vous allez nous épargner votre cynisme et vos déclarations pompeuses sur la France, le modèle marocain, la démocratie et toutes ces choses-là. » Evidemment, le contexte politique n'est jamais très loin. Bousculé par les jeunes manifestants du Mouvement du 20 février, faisant écho aux revendications démocratiques du printemps arabe, le roi Mohammed VI s'est engagé dans des réformes politiques, approuvées par référendum, visant à donner plus de pouvoir au gouvernement et à pousser la décentralisation. Un Président « canard boiteux » Les jeunes du 20 Février estiment que c'est insuffisant, mais leur mouvement, s'il continue de mobiliser des foules considérables dans la rue, comme le weekend dernier, a du mal à trouver sa cohérence politique, partagé entre divers courants. Nicolas Sarkozy, au cours de sa visite éclair, ne se contentera pas de poser la première pierre du TGV : il apportera un soutien sans faille aux réformes du roi, afin de valoriser : une « exception marocaine » dans les révolutions arabes, une absence de violence, une modernisation progressive de la vie politique. Pour ces deux raisons – un TGV opaque et dont l'utilité publique n'est pas évidente, et un soutien fort au roi –, la visite de Nicolas Sarkozy ne passe pas très bien dans une partie de l'opinion marocaine. D'autant que les Marocains, très connectés sur l'actualité française, savent bien que c'est un « lame duck » Président comme disent les Américains pour un chef de l'Etat en fin de mandat, c'est-à-dire, un Président « canard boiteux », aux pouvoirs sérieusement diminués, qui leur rend visite. Par Pierre Haski Photo : Nicolas Sarkozy chez Alstom à Ayrte (Charente-Maritime), le 5 février 2008 (Xavier Leoty/Reuters).