Depuis 2013, année de son AVC qui l'a cloué sur un fauteuil roulant et l'a privé de parole, les voix n'ont cessé de s'élever en Algérie réclamant la destitution du président Abdelaziz Bouteflika pour inaptitude physique. Opposants, penseurs, journalistes engagés, intellectuels, artistes et autres organisations humanitaires avaient, dès la fin du troisième mandat présidentiel, multiplié les tentatives de dénonciation d'une situation clownesque et offensante pour le peuple algérien fier et orgueilleux. A mesure que les hospitalisations à l'étranger, de plus en plus longues et rapprochées, se multipliaient, l'idée que le sommet du pouvoir constitutionnel en Algérie était devenu fantomatique se précisait aux yeux du monde. Mais rien n'y faisait, le régime en place que les Algériens désignent par « système », passé maître en fourberie, multipliait les subterfuges, allant jusqu'à faire passer à la télévision d'Etat de ridicules vidéo-montages pour donner l'illusion d'un président actif. La réclamation de la destitution du président, gravement malade, a pris la forme de manifestations populaires massives depuis le 22 février dernier, au lendemain de l'annonce officielle de la décision de porter Bouteflika à la candidature pour un cinquième mandat. D'autant que le président se trouvait pour la énième fois sur un lit d'hôpital en Suisse. Mais, passant outre la grogne populaire imposante contre le décrié cinquième mandat, les détenteurs du pouvoir ont déposé au nom de Abdelaziz Bouteflika un dossier de candidature « Complet » comprenant, entre autres documents, un certificat d'aptitude physique et intellectuelle ; un faux bien-sûr. C'est dire que le « système » dont Bouteflika n'est que l'apparat, se refusait de lâcher prise face à la contestation populaire. Et même lorsque la révolte des Algériens a grossi et s'est raffermie, on a tenté un tour de passe-passe en décrétant l'abandon du cinquième mandat comme le réclamait le peuple, mais avec le report sine die des élections du 18 avril et, bien-sûr, le maintien de Bouteflika à la tête de l'Etat jusqu'à nouvel ordre. C'était, cependant, sans compter la détermination du peuple algérien qui, du rejet du cinquième mandat, est passé à la revendication du changement radical de tout le système et au départ de l'oligarchie dans son intégralité et dans sa mixture militaro-civile avec ses satellites. C'est là que le grand manitou, tapi jusqu'ici dans l'ombre, hormis deux petites sorties sur le « hirak » contradictoires et apparemment anodines, s'est retrouvé acculé à agir à visage découvert, le bateau de la mainmise sur les rouages de l'Etat et de l'économie commençant réellement à prendre de l'eau. Dans un discours prononcé mardi lors d'une visite auprès d'unités militaires – discours diffusé par la télévision nationale -, le général Ahmed Gaïd Salah, chef d'état-major de l'Armée Nationale Populaire et vice-ministre de la Défense, le plus haut gradé de l'Armée algérienne, celui qui se place au-dessus de tout et de tout le monde, a, contre toute attente, déclaré que Bouteflika était inapte et qu'il devait être destitué. Le général a donc fini par lâcher le mot et Bouteflika avec. Immédiatement après ce « coup de théâtre » minutieusement médiatisé, tous les soutiens du président malade se sont disloqués. Toutes les composantes du régime qui, au risque de se ridiculiser face au peuple comme à l'international, défendaient pourtant bec et ongles Bouteflika et son état de santé, se sont alignées sur la position de Gaïd Salah. Et personne, vraiment personne, n'a pipé mot sur le fait que le constat d'inaptitude doit être établi par une autorité médicale et non par un haut gradé de l'armée, fut-il Gaïd Salah. L'Armée algérienne, cette fausse « grande muette » -la preuve !- est pourtant tenue, selon le discours officiel, à un devoir de réserve sur la chose politique et doit s'en tenir soigneusement à l'écart. Si donc le général décrète quelque chose, c'est que ça doit être écrit et exécuté ! Bien-sûr, la situation qui prévaut en Algérie n'est pas à un rebondissement près, mais celui opéré par le général Gaïd Salah, c'est à dire par l'Institution de l'Armée qu'il incarne, a le mérite de mettre en évidence, une fois pour toutes, un secret de polichinelle que les responsables algériens ont toujours nié : le régime en Algérie n'est pas un régime civil mais bel et bien militaire. Les élections et les assemblées élues ne sont rien d'autre que du maquillage destiné à camoufler le vrai visage d'un régime où c'est l'armée qui règne en maître absolu et à laquelle revient toujours le dernier mot. Nous avons là l'illustration que c'est l'Institution militaire qui fait et défait le pouvoir, qui place les présidents et les destitue, qui forme les gouvernements et les recompose… La sortie de Gaïd Salah qui suggère l'ouverture de la voie devant l'activation de l'article 102 de la Constitution pour déclarer l'état d'empêchement et enclencher un processus de remplacement d'un président officiellement inapte, peut paraître, à première vue, une adhésion à la revendication populaire qui refuse depuis le début le maintien de Bouteflika à la tête de l'Etat. Sauf que l'enjeu est autre. De la même manière que sous la pression de la rue on a tenté, dans un premier temps, d'évincer le cinquième mandat pour maintenir Bouteflika, l'homme fort de l'armée cherche cette fois à en finir avec Bouteflika pour préserver le système, pour se préserver et préserver les intérêts de ceux qui sont aujourd'hui unanimement décriés par le peuple algérien. Conformément à la disposition de la Constitution régissant la destitution, la direction provisoire des affaires de l'Etat pendant 90 jours par le président de l'Assemblée nationale, lui-même pur produit du système, pourrait être exploitée pour asseoir les conditions de la continuité du régime moyennant un nouveau marketing. Gaïd Salah réussira-t-il son coup ? Seule la rue algérienne détient la réponse. Une rue qui a en tout cas vaincu la peur et de quelle manière ! puisque l'aspect joyeux égaie les manifs au-delà de la dimension politique. Comme si les gens en finissaient avec une sorte de deuil, un culte du martyre. Il faut dire que les Algériens, pendant longtemps « emmurés », se sont réapproprié un espace public confisqué jusque-là par un régime qui voulait une société totalement immobile, mais qui est en train de subir, ahuri et déboussolé, ce dont il se croyait prémuni par l'étouffement des libertés et la répression systématique de l'aspiration populaire à la liberté. Jamal HAJJAM