« L'arbre à poèmes, anthologie personnelle » de Abdellatif Laâbi, vient de paraître dans la collection prestigieuse Poésie/Gallimard. Il s'agit d'un choix à partir de dix recueils de poèmes jalonnant le parcours poétique de Laâbi durant vingt années, soit de 1992 à 2012. Avec cette parution ce sont aujourd'hui trois auteurs marocains à figurer dans la même collection : en plus de Laâbi il y a Mohammed Khair-Eddine avec « Soleil arachnide » (1969, éditions du Seuil), recueil de poésie réédité 2010 avec une préface de Jean-Paul Michel et Tahar Benjelloun avec « Le Discours du chameau » (Maspero 1980) réédité en 2007. Abdellatif Laabi présentera l'ouvrage « L'Arbre à poèmes » au Salon du livre de Casablanca samedi 13 février. Inaugurant son texte de préface du recueil par la célèbre interrogation du grand poète allemand Hölderlin « A quoi bon des poètes en temps de détresse ? », Françoise Ascal pose des questions fondamentales quant à la présence et l'importance de la poésie et du poète en ces temps contemporains si troublés par les crises, tensions et conflits. Ceux-ci ne semblent pas près de connaître un apaisement avec le nouveau siècle. D'une part la barbarie du terrorisme et les souffrances entrainés par les flux migratoires qui n'en finissent pas de s'exacerber, de l'autre les effets exponentiels de la mondialisation entrainant une mainmise plus vorace, à l'échelle planétaire, sur les richesses au détriment des plus démunis, avec les impacts incalculables sur le vivant. Des mutations colossales, qui ne cessent de se mettre en place, semblent malheureusement prédire que le pire reste à venir. Pas besoin d'être alarmiste ou quelque peu porté sur le pessimisme pour achopper inévitablement sur ce sombre constat. D'où l'intérêt de l'interrogation lucide la plus vive et la plus sincère aussi. D'où surtout la place du poète qui est bien nécessaire paradoxalement de par son inutilité même. En effet, on l'a souvent répété, la poésie n'est pas de l'action, c'est un fait pas du tout « sérieux » car elle reste inopérante de manière directe sur le réel quotidien pressant, d'autant qu'elle n'a comme armes que des mots. Pourtant, on l'aura aussi déjà répété quelque part, de manière sublime, c'est cette parole intuitive jaillissant du tréfonds qui demeurera après que toutes les armes se seront tues. La poésie de Laâbi est une machine de mots qui semble conçue comme une résistance face à un monde injuste, oppressant. Moyen d'interrogation visionnaire sans répit, elle constitue une force de rébellion, une revendication de tous les instants d'une liberté qui rejette sans équivoque tout dogmatisme, vitupère contre toute domination, dénonce l'obscurantisme. De plus elle s'insurge contre l'apathie, « la religion tant partagée de l'indifférence ». Rester vivant, éveillé, n'est-ce pas préserver un brin de capacité de s'étonner et de s'émouvoir ? C'est en partie ce qui peut venir à l'esprit en parcourant cette somme poétique de « L'arbre à poèmes ». La parole qui traverse ces textes est émouvante du fait que c'est un appel à complicité, au partage. Vivant de « l'énergie du désespoir », elle est une interrogation appelée à supporter le monde « avec une brindille/ de dignité/ au coin des lèvres ». Comme si, devant le chaos d'un monde croulant, la dignité doit être l'unique planche de salut dont il faudrait du reste se suffire. Pleine de bruit et de fureur du fait d'un ton d'imprécation et de colère qui la traverse sans désemparer, il n'empêche que cette parole est là aussi pour exprimer l'amour, l'hymne à la femme et à la vie, l'émotion, la tendresse, la compassion. Les poésies de Laâbi sont abouchées au réel, au quotidien, en perpétuel dialogue avec lui, en communion, confrontation avec ses incertitudes, ses déceptions. Rien de figé, tout est mouvement. Tout le temps il y a remise en question, d'où l'humour, la dérision, la méditation, la contemplation. « Quand le quotidien m'use/je m'abuse/ en y mettant mon grain d'ironie » Le poème est une œuvre pas de tout repos qui résulte d'un dur labeur : « Je travaille aussi dur qu'un pauvre maçon... » Comme un artisan le poète tente de retrouver les mots, de les relever en les libérant de la gangue d'un usage utilitaire dégradant. Plusieurs formes défilent : lyriques, gnomiques, narratives avec l'incursion du poème en prose. Le poème peut être une sorte de manifeste, une prise de position pour dire non à la barbarie comme c'est le cas dans « Gens de Madrid pardon ! », ou « La terre s'ouvre et t'accueille » à la mémoire de Tahar Djaout. Très tôt Laâbi s'était attelé à la réflexion sur les moyens d'expressions dont la langue, par rapport à la langue maternelle et il semble avoir assumé pleinement l'exil et opté pour une appropriation linguistique hautement ludique fondée sur une exigence éthique. L'aventure culturelle proprement héroïque de la revue « Souffle » (1966-1972) fut l'inauguration d'un parcours de questionnements globaux sur les outils d'expression artistique enracinés dans la terre marocaine. La singularité de ce parcours ne s'est jamais démentie malgré une transition de détention des années de plomb, années 1970. Laâbi ne recule pas devant la réinvention du lyrisme « même si la planète a la nausée/même si elle n'a pas envie d'être lyrique ». L'enthousiasme ne craint pas de s'afficher, quoique d'une manière distanciée, en usant de la métaphore et de la fable dans une écriture qui ne sacrifie pas à l'hermétisme ou l'incantation et va jusqu'à opter parfois pour une certaine fraicheur malicieuse du lieu commun. Le résultat n'en atteint pas moins une magie du verbe exubérant, un univers du langage ré-enchanté. « ...articuler patiemment le langage ouvrir enfin les yeux sur l'aube inédite qui verra se lever dans toute sa gloire le soleil du poème » Le texte « L'arbre à poèmes » qui donne son titre au recueil, est une parabole où il est exprimé allégoriquement l'idée d'un « arbre vivant » qui incarne une certaine constance, l'attachement à des valeurs dont celles d'enracinement et de don, une fidélité à l'origine face à un autre arbre qu'on a « domestiqué » pour des raisons qui trahissent la mémoire de par cette volonté de tout ramener à soi, une centralité usurpée de l'homme en vue d'assouvir égoïstement des appétits insatiables. Le regard du poète visionne magnifiquement le mal révoltant qui est de toujours prendre sans jamais donner. Regard sans concession incarnant le principe réfractaire qui oppose une résistance à cette volonté hostile de lamination. Laâbi exprime cette résistance avec assez de force pour qu'on s'arrête net là où le poète ne voie d'issue possible que dans la restitution de la dignité aux êtres et aux choses. La même idée omniprésente d'aspiration pour la liberté et de refus d'un égocentrisme dominateur étouffant faisant fi des valeurs humaines, est exprimée d'une manière lancinante quand le poète préférant « sentiers et lisières » s'interroge : « Saura-t-on un jour que le vrai centre se situe dans la marge ? » Par-delà les colères et les imprécations qui peuvent fuser ici et là, c'est au final un ton rasséréné qui semble primer avec beaucoup de méditation pour une poésie qui se conçoit comme une main tendue, une invite au dialogue. Cette anthologie est un choix de poèmes de dix recueils parus en vingt ans aux éditions la Différence : « Le Soleil se meurt » (1992), « L'étreinte du monde » (1993), « Poèmes périssables » (2000), « L'Automne promet » (2003), « Les Fruits du corps » (2003), « Ecris la vie » (2005), « Mon cher double » (2007), « Tribulation d'un rêveur attitré » (2008), « Fragment d'une genèse oubliée » (2010), et « Zone de turbulences » (2012). « L'arbre à poèmes, anthologie personnelle, 1992-2012 » de Abdellatif Laâbi, Poésie, éditions Gallimard, Paris, 2016.