Par Mohamed Lotfi * J'avais 20 ans et il m'arrivait parfois d'être impertinent. Il m'arrivait, par exemple, de croiser un médecin dans une galerie d'art et de le surprendre « Qu'est-ce qui se passe, faut-il aller à une expo pour avoir la chance de te croiser ? ».Deux minutes plus tard, j'étais dans la voiture du médecin qui filait tout droit et à toute vitesse vers chez-lui « On va se rattraper » m'a t-il dit.Le docteur Abderrahman Fennich n'était pas un médecin comme les autres. Déjà, durant ses études de médecine en Russie qu'on appelait alors l'Union Soviétique, il étudiait au conservatoire de musique de Moscou. Il était aussi un habitué du Blochoï pour les spectacles de musique, d'opéra et de ballet. Nourri de tant d'art, à son retour au Maroc, en plus de son travail de médecin, Fennich s'est donné une autre mission, rendre la culture accessible à tous. Ses réalisations comme compositeur sont nombreuses. La plus importante, c'est son introduction musicale de l'Opéra « Mina addouloumat ila nour ». Dans plusieurs orphelinats du Maroc, Fennich était allé recruter quelque 300 jeunes filles et garçons pour participer à cette oeuvre gigantesque présentée à l'occasion de la fête de la jeunesse de 1977 à l'entrée de Chellah. C'est à l'occasion de ce projet que j'ai fais la connaissance de Fennich. J'avais 17 ans et je me sentais privilégié de l'accompagner dans ses visites à quelques orphelinats, avec Hamid Kiran et d'autres membres du FRAT (Foyer de recherche artistique et théâtrale). Nous dansions du classique devant des orphelins dans des conditions suréalistes. Fennich était fier de nous, fier d'apporter la culture là où elle n'avait pas grand accès. Il aimait universaliser les arts qu'ont dit réservés à d'autres classes ou d'autres cultures. En 1986, Fennich a fait déplacer à Rabat la plus connue et la plus prestigieuse des troupes de danse classique au monde. Depuis, le Bolchoï, revient régulièrement au Maroc. Mais pour cette première, Fennich avait payé les frais de cette aventure de ses propres poches. Une fortune. Un médecin marocain a fait pour la culture au Maroc beaucoup plus et mieux que certains ministres de la culture. Un jour, je me rappelle comme si c'était hier, c'était mon année de Bac, je me suis présenté à son cabinet au quartier des Orangers. Je n'étais pas vraiment malade, mais j'avais besoin d'un médecin. Je me suis adressé au seul qui pouvait m'aider. Dans la salle d'attente, j'ai été témoin d'une générosité qui m'avait beaucoup frappé. Sous ses instructions, la secrétaire du Docteur refusait de recevoir les frais de consultation de certains patients jugés trop pauvres. Une fois dans son bureau, j'ai plaidé ma cause. Il a pris le temps de m'écouter avant de répondre « Tu veux que je te fasse un certificat de maladie pour justifier tes absences à l'école ? Tu me demandes ça à moi qui donne la plus grande importance aux études ? ». « Puis-je te rappeler que tu donnes aussi une grande importance aux arts et à la culture ». De toute ma vie, je n'avais jamais été aussi occupé qu'en cette année 1979. Théâtre, danse, télévision et cinéma occupaient tout mon temps, il m'en restait très peu pour l'école. Je ne suis pas sorti de son cabinet avec un certificat médical, mais avec une note explicative qui a fait le même travail auprès de l'administration de mon lycée. Quelques mois plus tard, quand je lui ai dis « Je te dois mon Bac », il m'a répondu « Tu le dois à ton impertinence ». 35 ans plus tard et 26 ans après la mort du Docteur Abderrahman Fennich, j'ai osé reproduire l'impertinence. Cette fois avec sa fille. J'ai appelé Najlâa et je me suis fait inviter chez-elle. Je tenais à partager son repas de rupture du jeûne avant la fin du Ramadan et évoquer le souvenir de son père avec elle, sa soeur, son frère, son mari, médecin lui aussi et sa mère. Je tenais à dire de vive voix, aux enfants de Fennich, toute mon admiration pour leur père. Toute mon admiration aussi pour leur mère, Karima Achour qui, après le décès de son mari, a relevé le défi d'élever toute seule une famille de trois enfants, Najlâa, Naila et Ayoub. À 25 ans, Karima a repris ses études en réussissant son Bac. Trois ans plus tard, elle a décroché une licence en littérature française pour devenir enseignante.De cette soirée mémorable, je vais garder de très bons souvenirs et l'intime conviction qu'en matière d'engagement, d'audace, et d'abnégation la relève de Fennich est brillamment assurée. Repose en paix grand homme. ___________________ * Journaliste et réalisateur.