A l'heure où nous pensons que le théâtre marocain sonne le glas dans un paysage culturel empreint de frustrations et d'incertitudes, « Al Aber » vint nous rassurer quant à l'avenir de la dramaturgie marocaine et procurer au public l'enchantement tant attendu depuis l'annonce du spectacle. Une pièce théâtrale mise en scène par Ayoub El Aiassi et interprétée par une armada de comédiens pétris de qualités. Un public connaisseur a afflué à l'avant-première présentée lors de la soirée du dimanche 12 octobre. « Al Aber », « le passager » dans la langue de Molière. Plus qu'une pièce de théâtre ou une fusion artistique associant poésie et théâtre, « Al Aber » se veut essentiellement un décloisonnement de genres. Le mur de Berline dressé depuis des lustres entre la poésie et le théâtre s'est effondré à jamais. Ayoub El Aiassi, un dramaturge-né ne s'est jamais défait de l'inextricable toile de la poésie, lui-même ayant psalmodié ses premiers vers en présence du grand Adonis ; un talentueux artiste dans le vent des temps modernes qui s'émancipe de l'expression traditionnelle du théâtre. En mettant en scène quelques passages du recueil « Dafter Al Aber », l'œuvre poétique de Yassine Adnan, il a su porté son interprétation au summum de la créativité. Goethe, Shakespeare ou Thomas Stearns Eliot se seraient félicités de cette fusion divinement réussie du « Dramatique » et du « littéraire ». A l'origine de ce chef-d'œuvre, une véritable odyssée accomplie dans des contrées lointaines du globe terrestre et chantée par Yassine Adnan, un poète taraudé par la passion de voyager et de se diluer dans la géographie de la planète bleue en quête d'un « trou noir » jusqu'ici inexploré ; Pour Ayoub El Aiassi « Al aber » est une « vision nouvelle de la dramaturgie et un voyage oculaire dans le recueil du poète ». En témoigne le spectacle présenté en avant-première au théatre Mohamed V par une pléiade de comédiens ; le rideau s'est ouvert sur une ambiance de voyage dans le hall d'un semblant d'aéroport, simulé par le décor agencé pour la circonstance ; des voyageurs trimballant leurs bagages et mouvant dans tous les sens sous le vacarme bruyant des avions. Cette première séquence illustre parfaitement l'état quasiment constant du poète auquel se greffait le statut du voyageur eternel ; l'homme n'est-il pas finalement un voyageur venu de nulle part et acculé au passage dans la vie malgré lui ; à la rencontre de son destin fatalement inéluctable ? Néanmoins, le poète, doté d'un esprit nomade et conscient de son sort, voit dans le voyage non une échappatoire à la fatalité mais bel et bien une précieuse aubaine pour se frayer un chemin vers l'éternité en laissant une empreinte dans le berceau de la terre. De métro gare en aérogare et d'acte en acte s'affirme cette volonté farouche autant chez le poète que chez le dramaturge de marquer un long et grand passage. Trois personnages formaient l'image que l'on retient du « Aber » ; Yassine le poète, le beau et (signe de maturité) le fou ! Une pluralité qui assure à l'âme itinérante une plus étroite marge d'expression et de mobilité. Sur scène jaillit du gestuel des comédiens et des couleurs la passion d'interprètes professionnels. Du dialogue fusent les connotations les plus marquantes dans le recueil orignal. Corrélativement et au-delà de sa vocation thématiquement biographique, « Al Aber » est aussi un référentiel de pluralité ethnique, culturelle et une embrasure ouverte sur l' « autre » ; cet étrange « autre » que nous sommes différemment. Après cette avant-première, Ayoub El Aiassi semble décidé à accomplir d'autres « passages » sous d'autres cieux. L'innovation et au rendez-vous et une nouvelle page s'écrit dans les annales du théâtre marocain.