La crise ukrainienne est en passe de bouleverser la donne internationale en mettant en lumière la faiblesse politique de l'UE, le retour des Etats-Unis sur la scène européenne et le poids géostratégique d'une Russie qui s'estime depuis trop longtemps négligée, selon des experts. En annexant rapidement la Crimée, M. Poutine a «sidéré» les Occidentaux, selon Thomas Gomart, de l'Institut français de relations internationales (Ifri). L'Union européenne a certes pris des sanctions à l'encontre de personnalités russes et pro-russes d'Ukraine, mais leurs effets «ne sont pas à la hauteur des enjeux», estime-t-il. L'UE est victime de son interdépendance économique et énergétique avec la Russie. Plus d'un quart de ses importations de gaz en dépendent. De nombreuses entreprises, à l'instar du français Total, y ont massivement investi. Les capitaux russes contribuent très largement à la prospérité de la City de Londres. Aujourd'hui, l'UE paie le prix de cette politique accommodante vis-à-vis de Moscou. Elle a promis de diversifier ses approvisionnements énergétiques, mais il s'agit d'une ambition à long terme. Le problème majeur des Européens est de réussir à sanctionner efficacement la Russie sans affaiblir une économie toujours convalescente. «Ce sera difficile, ça prendra du temps et ça coûtera de l'argent», explique Xavier Follebouckt, de l'Université catholique de Louvain (UCL). La cavalerie arrive ? Les Etats-Unis se placent en première ligne pour répondre aux inquiétudes exprimées par les pays de l'ex-glacis soviétique. Washington, qui avait commencé à délaisser ces dernières années le continent européen au profit de l'Asie et du Pacifique, se voit contraint d'y reprendre pied. Des F-16 américains ont été déployés en Pologne. Le vice-président Joe Biden a effectué une tournée à Varsovie et dans les trois pays baltes (Estonie, Lettonie, Lituanie), tous membres de l'UE et de l'Otan. «Les Etats-Unis se retrouvent en première ligne», dit Bertrand Badie, spécialiste des relations internationales à Sciences Po. Il est significatif que le président américain Barack Obama ait choisi d'annoncer de nouvelles sanctions contre la Russie au moment même où les dirigeants européens se réunissaient à Bruxelles. Comme au temps de la «guerre froide», Moscou a choisi de sanctionner d'abord des Américains. «Pour Moscou, c'est clairement un bras de fer» avec les Etats-Unis, estime M. Gomart. Les dirigeants occidentaux ont exclu l'option militaire face à la Russie. Avec l'annexion de la Crimée, «M. Poutine teste jusqu'où il peut aller», affirme M. Follebouckt. Alors que les budgets militaires de nombreux pays membres de l'Otan se contractent, la Russie a annoncé une hausse de 44% de son budget de défense dans les trois ans. Bâtir « l'Eurasiatique » «Nous ne sommes pas au bout de la crise», prédit M. Follebouckt. Selon lui, M. Poutine ne va pas renoncer à son rêve de bâtir son «Union eurasiatique». Le dirigeant russe n'a jamais caché que, selon lui, la dislocation de l'URSS avait été «le plus grand désastre politique du siècle dernier». Des accords douaniers ont déjà été conclus entre la Russie, le Belarus, le Kazakhstan et l'Arménie. Mais «sans l'Ukraine, tout tombe à l'eau! Sans l'Ukraine, la Russie se sent affaiblie», résume M. Follebouckt. Sollicitées pour intégrer l'Union eurasiatique, la Géorgie - dont le territoire est partiellement occupé par des soldats russes depuis 2008 - et la Moldavie ont décliné et préféré signer un accord d'association avec l'UE. Vladimir Poutine tient à son projet, car si la Russie demeure le 1er producteur mondial de pétrole brut et le 2e pour le gaz naturel, elle est confrontée aux ravages d'une dénatalité endémique et, hormis la manne pétrolière et gazière, son économie est fragile. Moscou est exclu des deux principales négociations commerciales en cours: le TTIP entre l'Europe et les Etats-Unis et le Partenariat transpacifique (TPP) entre l'Asie, sauf la Chine, et l'Amérique du Nord. La Chine, qui fait de la défense de l'intégrité territoriale l'alpha et l'omega de sa politique étrangère, s'est abstenue lors du vote du Conseil de sécurité de l'ONU dénonçant l'illégalité du référendum en Crimée. C'est un signe de l'isolement des Russes, estime M. Gomart. A terme, «le face à face avec la Chine sera compliqué» pour la Russie, juge-t-il. Pour autant, dans le bras de fer engagé avec l'Ouest, la Russie, membre permanent du Conseil de sécurité de l'ONU, possède quelques atouts. Sans Moscou, aucun règlement de la crise syrienne n'est envisageable, affirme M. Follebouckt. Les dossiers iraniens et nord-coréens resteront bloqués, prévoit M. Badie.