Dès le perron, une fresque m'accueille et me convie à m'émouvoir. Je franchis le seuil de la complicité et fais corps avec l'imaginaire de Aïssa Ikken. Accompli ou en train de se forger. Puis l'espace agencé en coins-retraites, témoins de moments plaisants et d'autres empreints de deuil, de pleurs et de compassion. Puis l'escalier menant à l'atelier. Celui- ci est en vérité éclaté. Il installe partout ses bases. Les œuvres accrochées foisonnent à la limite du rêve et du poignard, s'offrent à mon regard intimidé par la prolificité, l'attachement, le style fermement personnel. Elles se côtoient, dialoguent et se livrent les secrets du cheminement et des pauses. Sans se détruire mutuellement. Une unité semble s'y dégager d'une apparence l'autre. Je n'aurai pas besoin de clés pour effleurer l'approche interprétative de l'un des sens dormants ou subtilement cachés. Je m'évade. Un pas en avant et l'aventure se narre. Et l'intimité, bien que bousculée par la diversité de styles, de visions féériques ou poignantes, de formats, me procure un certain plaisir. Je continue mon chemin. Maintenant la lumière est ostensiblement verticale. A ma droite. Une série de travaux intimes, exécutés à deux mains. Y cohabitent deux visions bien distinctes : les marques nominatives, propres aux entrelacs du père, presque des ciselures délimitant leur territoire, et celles fougueuses du fils. Puis l'invite amicale au partage. Peintures, dessins, sculptures, carnets, catalogues, romans, recueils, interventions délicates sur des gravures rupestres (ça me rappelle l'ascension de l'Oukaimeden. Un jour de fête). Ce sont là les inscriptions de quelques tranches de vie. Pêle-mêle. Les tatouages de la grand-mère et le métier à tisser perlé d'échelle de couleurs chatoyantes, bercé de chants de femmes, la tradition orale transmise par le grand-père après la dernière prière du soir, le vieux caroubier résistant aux appels souterrains des rivages... Les choses aussi savent naître. Tout près, le brusque adieu déchirant de l'être cher à travers l'ombre ocre des palmiers, des premières neiges de l'hiver, à même la lumière blanche... et le retour désormais orphelin. Que d'années dans un simple trait filiforme ! Que de récits à la mémoire de l'absente ! Dès l'abord, les champs d'investigation éclatent à bout portant. Tu peux, sans me le dire un jour, épandre tes signes dans le devenir des yeux de la multitude, blottir, entre tes fuites, l'intensité évoquant l'irrégularité de la ligne et cette ténacité à vouloir cacher le lieu de ta retraite. Alors la forme surgit à l'entour de l'insaisissable. Ainsi, les œuvres de Aïssa Ikken interrogent la matière pour représenter l'absence, les peines et les doutes d'un être. Il y a comme une tragédie humaine commune à tous les semblables. Elles se donnent à voir tel un panorama aux racines profondes, entremêlées, rarement compartimentées en espaces narratifs linéaires. Dirait-on, traits et couleurs suivent l'élan des émotions, des palpitations de la gorge nouée. Que rappellent-ils ? Que gardent-ils en arcanes ? Qu'importe ! Aïssa Ikken intègre sa nature première même quand il se raconte, à sa manière, l'épopée d'une errance et le doute de la terre ferme sous les pieds. Léger et habitant une demeure sans toit, il se confesse à la distance et à l'inachevé perché à hauteur de la lumière. Je me sens traversé par un vouloir pressant de démêler les lignes, les contours, les taches colorées, le blanc, le geste inconscient, les graphes monochromes, colorés, (de quel alphabet serait-ce ?), les couleurs pastel, dégradées, les formes cernées des dessins, jouant sur les détours effilochés, les nuances du blanc, du noir, du gris coloré, des hachures. Tout n'est que glissement du signe isolé ou intégré, faisant route avec le singulier, haletant, non derrière le sens figé, incontournable, mais avec la force tranquille d'être inclassable entre-plusieurs. Je ne quitte un signe à peine ébauché que pour le retrouver entier, dominant, au voisinage d'autres signes en satellites, sans pour autant s'enfermer sur lui-même, se plaisant dans l'autarcie. Auparavant, l'espace fut engorgé de signes juxtaposés qui dialoguent, s'inventent l'un l'autre, se complètent par leurs différences, forment une suite mono chromique. Y pointent, de temps en temps, des apparitions, visages, postures, formes humano-bestiaires, géométriques, conséquences d'une quête constamment en cours. Aléatoire, soit-elle. Monde touffu, microscopique, aux détails essentiels, déterminants quant à la poursuite du creusage. De l'infiniment petit au motif architectonique. Visiblement répétitifs, ces signes s'agencent, s'apparentent et composent avec d'autres signes similaires ou extra-registres, dévoilent la particularité de chacun d'entre eux, dès que le regard les scrute de près. Il surprendra alors une totalité se continuant dans la fragmentation, les éléments constitutifs, épars, de la mémoire. A la fois harmonie colorée et geste sous-tendu de fouilles, de dépassements. De l'abouti aux traces enfouies, rétives. A restaurer, remodeler, déconstruire. Puis de nouvelles formes surgissent. L'accès au merveilleux continue sans référent aux tendances. L'espace respire autrement et maîtrise davantage ses dimensions, la matière et l'emploi juste et inévitable des couleurs. Des personnages apparaissent, des symboles du passage de la faune, la flore, de l'humain font surface. C'est la vie qui se réveille, réclame sa part du rêve en suspens malgré les vibrations du cœur boosté ; ce sont les périphéries qui s'entrelacent, s'entredéchirent. Mouvements en spirale happés par l'érosion du sens. Mais l'échappatoire salutaire émet les rayons de la transcendance en ayant recours à la troisième dimension. La collection des bijoux et surtout les sculptures qui mettent en évidence la beauté et la suffisance du signe retiré de l'ensemble, particularisé et bien respirant dans l'espace. Elles sont tout simplement splendides. Elles marquent une nouvelle expérience et une ouverture cohérente aux fondements naturels, en regard de la richesse des formes, des motifs représentés dans les peintures et dessins. Tout délire intégré, Aissa Ikken a un tempérament d'artisan. Il taille, cisèle, sculpte... Il aime façonner, pétrir, sentir ses mains entremêlant les lignes et les reliefs et border ses signes après avoir laissé la mémoire vagabonder à sa guise. Il tend à l'unité au sein de la pluralité et appose ses rêves, sa douleur sur l'espace le plus approprié, selon les besoins de l'instant, passant d'une « tension créatrice » à l'éparpillement dans tous les sens, du ciselage des signes au corps à corps avec les mots. Aussi, dirai-je que le monde de Aïssa Ikken est fait d'interfaces, d'un va-et-vient entre le fantastique sublimé, mais combien maîtrisé, et l'interpellation de la souvenance. Où trouve-t-on le point de départ, la ligne d'arrivée ? Peut-être nulle part. Sinon dans les zones embrouillées, les pourtours négligemment empreints de traces retrouvées, sublimées, le trait maladroitement précis, le corps démembré, dans l'omniprésence de cet œil dégriffé du visage, comme émergeant des nuages. Peut-être dans ce que furent le sourire, l'étreinte de la bien-aimée, toujours présente, dans l'obsession de l'exil en retour d'âge, avec ses routes hasardeuses, parfois en cul-de-sac, cependant adoucies par la nouvelle appartenance et les solides racines dans le pays d'accueil. Je dévale l'escalier et m'inscrit dans l'éblouissement des éraflures. La lumière franche m'aveugle. D'autres œuvres m'interpellent. Encore le regard éclate, se répand, renaît de ses évasions, parfois des traverses à franchir, des pertes. Encore s'attarde-t-il sur les résidus du vécu proche, lointain, sur la délicatesse de n'étouffer la mèche du bouillonnement, ni de négliger le tu d'une part de l'instant. Spéculant, il aborde les formes taillées à même les contrastes, bien délimitées, véhiculant émotions et désirs de creuser davantage à même les craquelures du blanc qui orientent les sillages combinatoires et laissent le champ libre à l'errance du signe, à l'orée bien ciselée, telle une promesse défiant l'oubli.