C'est presque subrepticement que j'ai appris que le 18 décembre a été décrété Journée Mondiale de la Langue Arabe. Le J.T. 20h 30 de notre honorable Al Oula donnait l'information sans tambour ni trompettes. C'est-à-dire dénuée de tout commentaire approprié et conséquent. Dommage ! car il s'agissait bien d'un scoop et d'un événement qui ne saurait être relégué à une banale « brève ». C'est donc tout à l'honneur de l'ISESCO que d'avoir veillé à ce que ladite information soit médiatisée à sa juste importance et d'avoir, à cet effet, consacré en temps réel une journée d'étude et d'analyse. Il était temps. La langue du Saint Coran, usitée par plus de quatre cent millions d'êtres humains se devait de réagir face aux assauts exogènes multiformes qui la menacent et la fragilisent de jour en jour. Les autoroutes de l'information et l'avènement des nouvelles technologies audiovisuelles (essentiellement et exclusivement d'obédience occidentale) rendaient nécessaire une prise de conscience et une réaction salvatrice à la mesure des périls imminents qui guettent la langue de Sibaouyh Vaugelas Vs Sibaouyh Insidieusement, de manière presque subliminale, le français, l'anglais, l'espagnol et autres idiomes venus du Golfe s'inscrustent comme des sangsues dans nos discours de chaque jour. Effet de mode ? Snobisme ? Mimétisme pour faire comme tout le monde et être « in » ? Tous ces facteurs et paramètres concourent à nous faire baisser la garde et à permettre à certains barbarismes gaulois ou anglo-saxons de s'installer dans nos modes d'expression. Qu'il s'agisse de l'oral ou de l'écrit, c'est à qui réalisera le meilleur patchwork linguistique pour étaler ce qu'il croit être un échantillon de son « immense culture moderniste ». Allumez votre télévision. Choisissez au hasard, une chaîne locale ou satellitaire. Optez pour une heure de grande écoute ou les spots publicitaires se taillent une portion léonienne dans la programmation. Quant aux tics lexicaux intercalés dans notre dialecte de chaque jour, il suffit de ksirtou rappeler que des vocables comme : (donc), (surtout) me (mais) lefetkeu (le fait que) sont usités même par des pseudointellectuels. Et dire que le Larousse regorge de milliers de mots dont il reconnaît l'origine arabe non occultée l'Alezan (Al hessan) par exemple nom donné au cheval par les puristes arabes pourrait renvoyer le chercheur curieux à des dizaines de synonymes pour désigner la plus noble conquête de l'homme. Au secours, on « la » massacre Notons que les seuls vrais bénéficiaires de cet état de fait sont les annonceurs, c'est-à-dire les magnats des multinationales et autres franchises qui, inondant notre paysage audiovisuel de spots et de publicité (communication d'entreprise, disent-ils) nous distillent des messages dont le contenu n'est pas, hélas, que d'ordre mercantile. Ne lésinant pas sur les moyens, ils disposent à leur guise de notre parler, de notre mode de vie, d'accoutrement et de consommation, de nos habitus, us et coutumes et s'inscrivent ainsi dans la durée pour dessiner notre futur Affaire entendue. Bientôt, il ne restera plus grand'chose de ce qui faisait l'arme de nos poètes et la fierté de nos aïeux. Le karcher d'une mondialisation à sens unique rivellera tout avant d'ensevelir dans les abîmes la particularité de chaque peuple Dommage pour tous les protagonistes : Les tenants et aboutissants de cette mondialisation qui n'en est pas une puisqu'elle s'opère au profit d'un bloc aux dépens du reste du monde qu'on dit (sans rire) émergent. Détestable patchwork Prenez maintenant un crayon et un bout de papier ou un dictaphone et consignez-y (ou enregistrez) toutes les inepties linguistiques qu'on vous assène. Vous n'en croirez pas vos oreilles. Ni vos yeux si vous avez pris la peine de transcrire ce qui vous a été donné à entendre. Une même phrase commence ainsi, le plus innocemment du monde : le sujet est formulé en arabe, le verbe en français, le complément en berbère (ou dans un ordre inversé). Quant aux interjections et autres onomatopées, elles sont débitées dans une cacophonie que ne renieraient pas des bateleurs pourchassés par une meute de bouledogues en furie, mais toujours dans une prosodie très éloignée de notre bain sonore coutumier. Ce que vous aurez entendu est tout simplement intraduisible, incompréhensible, mais éminemment nocif pour vos tympans. Lorsque vous entendez un individu ou un groupe de quidams hurler à tue-tête ces «Ouaou !», «Oauah !», «cool» (et j'en passe), vous avez l'impression d'assister à une danse de sioux imaginée perfidement par quelque cinéaste yankee pour ternir l'image posthume de l'amérindien «génocidé». Je vous fais grâce des onomatopées gutturales et autres exclamations de joie ou de dépit qui n'ont rien à voir avec les manifestations d'allégresse ou de peine de nos défunts ancêtres. Pour ma part, c'est un vrai malaise que je ressens chaque fois que je m'impose ce genre d'agressions sonores doublées d'un réel crime de lèse-langage ; lesquelles agressions , au surplus, ne respectent guère la profonde solitude et le désarroi avéré de ceux qui ne sont que monolingues. Et ils sont légion, dans toutes les catégories ethnolinguistiques et couches sociales de notre Maroc. C'est comme si ces locuteurs faisaient tout pour rendre leur message indécodable pour tous, hormis eux-mêmes. Certes, chacun pourra déchiffrer quelques bribes ou fragments dans l'idiome qu'il maîtrise, mais jamais intégralement. Il faut donc réunir autant d'auditeurs, débiter la phrase en cause dans chacune de ses composantes cosmopolites et selon le principe des vases communicants, le premier traduira aux deuxième et troisième et ainsi de suite. Le facétieux J'ha de nos contes populaires avait déjà eu recours à ce subterfuge lorsque quoiqu'atteint d'un illétrisme rédhibitoire qu'il voulait masquer, il parviendra quand même à supplanter l'imam d'une mosquée indisponible et à donner un prêche auquel les fidèles médusés n'avaient rien compris. Belle prouesse en vérité et en matière de non-communication, on ne saurait trouver pire Jha. Cette histoire me rappelle celle d'un homme d'Etat bien de chez nous que tous ceux qu'il a côtoyés affublaient du titre enviable de « ministre polyglotte » parce qu'il excellait dans ce genre d'acrobaties phonétiques. Or, notre bonhomme (en fait, zéroglotte...) ne possédait qu'un lexique rudimentaire dans chaque langue mais s'ingéniait habilement à ne s'adresser à son vis-à-vis que dans celui qu'il ignore. Fallait y penser ! Mais aussi faire l'éloge du « génie » de celui à qui ce stratagème a réussi pleinement au cours d'une carrière « éblouissante ». Au prorata de la durée d'occupation... Durant les années sombres du Protectorat, avant d'entrer à l'école primaire, je suivais comme tout le monde des cours coraniques dans le m'sid de mon village natal au Tafilalet. Il y avait, parmi mes aînés, des enfants d'origine algérienne, tunisienne, espagnole et française. Je remarquai alors que les seuls à s'exprimer de manière cohérente étaient les écoliers européens. Mes petits camarades d'Afrique du Nord faisaient, eux, preuve d'un équilibrisme digne des meilleurs funambules. On s'exprime, à la faveur d'une même phrase, en recourant à l'arabe, au français, au berbère et accessoirement, à l'espagnol. Un melting-pot laborieux et néanmoins détestable. Cet exercice de saut d'obstacles était parfaitement normal chez ceux qui s'y adonnent et qui en tiraient même quelque vanité condescendante et un motif de supériorité pour les fieffés unilingues dont je faisais partie. Dans ce sport phonologigue, mes petits frères d'Algérie s'octroyaient aisément la palme d'or ; la médaille d'argent était le lot des petits Tunisiens, quant aux enfants de mon pays, ils se contentaient du bronze. Je me suis amusé à disséquer les causes de ce phénomène et crois, aujourd'hui ; que l'explication vient du fait que les autochtones des trois pays du Maghreb, avaient un langage où l'entrisme de la langue de Molière était proportionnel à la durée de l'occupation par la France de nos pays respectifs. Les seuls, parmi mes petits condisciples à ne pas recourir à ce mixage aussi pernicieux qu'inesthétique étaient les écoliers marocains de confession juive : Ils veillaient à ne s'exprimer que dans l'une ou l'autre langue ou dans un arabe dialectal chuintant mais savoureux et j'ai souvenance encore d'un certain Attias Mardochée Ould Momou Hama qui récitait le Coran bien mieux que la plupart d'entre nous. Emouvant mais surtout très significatif et matière à méditation. Car, autant que je sache, on n'a jamais entendu quelqu'un composer une phrase en recourant à la fois au français et à la langue de la Thora (hebreu). Les indépendances recouvrées, on pouvait penser que la situation allait se régler, voire même s'inverser au prix d'une arabisation ouverte que tout imposait. Que non ! A l'heure où ces lignes sont rédigées, je suis bien plus atterré par ce charabia environnant que j'en arrive à considérer que la langue arabe était bien moins menacée pendant l'Occupation que maintenant. Pour cause de scolarisation européenne sélective et donc limitée. A quelque chose malheur est bon. L'enfer, ce n'est pas (que) les autres Mais l'enfer, ce n'est pas toujours (que) les autres. Il peut être en nous-mêmes. Depuis la prolifération des radios privées au lendemain de la libéralisation des ondes, la langue arabe est massacrée sans vergogne à chaque minute que nos radio-stars nous concoctent depuis qu'un illustre M.R.E. s'est mué en animateur-vedette sur les ondes de notre chère Chaîne-Inter en 2006. L'eau a coulé sous les ponts depuis et la star a fait école en important et propageant ici ce dialecte hybride des titis algéro-parisiens. Le résultat est là : calamiteux et malheureusement pratiquement irréversible. Le vrai colonialisme, à mon humble avis, est celui que nous vivons aujourd'hui avec notre propre consentement, par inconscience et sous l'emprise du complexe du colonisé. Les autoroutes de l'information, les chaînes satellitaires, les migrations interférentes à travers ce que l'on veut transformer en village global sont - répétons le - autant d'écueils pour notre entité-spécificité dans la mesure où tout ce brassage n'est pas abordé avec la vigilance et le discernement indispensables afin de préserver ce qui devrait rester pour nous un motif de saine fierté. Il faut donc tout faire pour sauver la langue du Coran. bSans chauvinisme outrancier mais, non plus, sans machosisme suicidaire. Amen Rabat, le 20 décembre 2012 (*) Ancien Inspecteur de l'Enseignement du français (1972) Ancien Délégué du Ministre de la Culture (1983)