Le Wahhabisme cependant, dans la mesure où il se mettait sous le patronage des Anciens (assalaf), trouva, tout au long de son Histoire, en dehors des territoires où son autorité s'exerça, des défenseurs, des partisans ou des sympathisants. Peu de pays échappèrent totalement à son influence religieuse ou politique – influence qui se diversifia avec les milieux où elle s'exerça et où elle chemina parfois avec des mouvements similaires ou parallèles. L'Arabie fut sans doute la terre d'élection du Wahhabisme dont les infiltrations se firent de bonne heure sentir dans les principautés du Golfe Persique. La pénétration, au Yémen, se heurtait, dans le centre et le Sud du pays, à l'attachement des populations au Zaïdisme, toujours bien vivant. Un contemporain de Mohammad Ibn Abd Al-Wahhab, al-Shaukâni (m 1260 H/1835 C), sans être son disciple, partit en guerre contre le culte des Saints. (Voir – Shaukâni commenta Mantaqâ, traité de hadiths, d'Abou – Al Barakât. – Ibn Taïmîya (m. 614 H), voir aussi sur lui Ahmed Amine, Zou'âma al islah P. 21-23). L'influence du Wahhabisme ne fut pas absente d'Irak, où trois éminents docteurs de la Loi, qui appartenaient à la famille des Aloûsi, s'employèrent à en faire mieux connaître les sources de l'esprit. Mahmoud al Aloûsi (m. 1853 C) laissa un important commentaire traditionaliste du Coran. Nou'aman al Alousi (m. 1899 c) se fit l'historien du Najd et composa une réfutation du chiisme. Damas, où se maintenait une tradition hanbalite cependant sur son déclin, trouva aussi sur la fin du siècle dernier des docteurs de la Loi qui, sans faire acte d'allégeance au Wahhabisme saoudien, surent défendre la tradition des Anciens (assalaf assalih). S'il ne fit guère de ralliement en Tunisie ou en Algérie, le Wahhabisme connut au Maroc un moment d'actualité. Son influence s'y fit sentir d'assez bonne heure avec Sidi Mohammad Ibn Abd-Allah (1757-1790), qui trouva, dans ce mouvement, des armes de circonstance pour justifier sa lutte contre le Soufisme envahissant. (cf. Michaux Bellaire, le Wahhabisme au Maroc, dans Afrique Française, 1928 (supplément, 489-492) – Histoire du Maroc, V, P. 205). Allant même plus loin encore, Sidi Mohammad Ibn Abd Allah, se disant malikite en fouroû et hanbalite en Ousoûl, fit détruire quelques ouvrages de théologie ach'ârite, Moulay Slimane (1792-1822) dans la lutte qu'il mena contre les confréries ou les zaouiyas hostiles essaya, plus énergiquement encore, d'introduire les Wahhabites au Maroc. (Voir – Sur la politique de Moulay Slimane (1792-1822), Histoire du Maroc II P. 311-312 et 371-372). La tentative cependant tourna court. Le Wahhabisme paraissait, en définitive, bien peu conciliable avec le Chérifisme et le maraboutisme qui continuaient de marquer de leur empreinte le sunnisme maghrébin. On peut aussi retrouver une influence du Wahhabisme dans quelques-uns des mouvements politico-religieux, qui, dans le courant du XIXème siècle (19ème), éclatèrent dans l'Inde britannique, bien que ces mouvements puissent aussi s'expliquer par la résurgence, en réaction contre la subordination grandissante des Musulmans à des dominations non musulmanes – locales ou étrangères – des grandes traditions de l'Islam conservateur et militant. Mais, là encore, l'influence wahhabite, quand on peut la considérer comme matériellement établie, a pris des formes multiples liées aux circonstances et aux hommes qui la firent naître. Combattus militairement, les Wahhâbiya le furent aussi doctrinalement. Dès la naissance de leur mouvement, toute une littérature vit le jour, d'inspiration ottomane surtout, mais aussi égyptienne, iranienne ou même indienne, pour dénoncer leurs outrances, leurs atrocités ou le caractère schismatique de leur crédo. Les arguments développés, dans la plupart de ces traités ou de ces pamphlets, reprennent quelques-unes des critiques traditionnellement adressées au hanbalisme, d'autres sont nouveaux. C'est ainsi que les Wahhâbiya, que l'on se plait à opposer au véritable sunnisme, sont accusés de soutenir une théodicée anthropomorphiste et d'avoir aussi voulu créer un cinquième rite juridique. On leur fait, tour à tour, les reproches, au demeurant quelque peu contradictoires, d'être des quarmates, ou des zâhirites outranciers ne voulant connaître que la lettre de la Loi, ou enfin des kharijites anarchiques, incapables de supporter la moindre autorité et qui en arrivaient, dans leur fanatisme exacerbé, à frapper d'anathème (takfir) tous les autres Musulmans. On a voulu voir aussi, dans leur hostilité au culte, des Saints et aux confréries, dans le zèle qu'ils apportèrent parfois à détruire construits sur les tombes de personnes vénérées, une violation des enseignements du sunnisme. Beaucoup de Musulmans qu'inquiétaient ou qu'indignaient les manifestations de cette exaltation religieuse jugée outrancière, virent donc, dans la Wahhâbiya, de véritables schismatiques, se réjouirent de leurs défaites et songèrent à confier à une tutelle islamique internationale la sauvegarde des Lieux Saints. Ces critiques, toujours prêtes à rebondir, se sont grandement atténuées, depuis que les autorités wahhabites se sont montrées manifestement plus soucieuses de mettre en valeur les immenses ressources de leur pays et de vivre en bonne intelligence avec les autres pays musulmans que de procéder à l'application intégrale de la doctrine que Mohammad Ibn Abd Al Wahab et ses principaux disciples avaient élaborée. Le Wahhabisme cependant, si préoccupé fût-il d'encourager un progrès technique dont il comprenait la nécessité ou de se plier à des accommodements dictés par la fraternité confessionnelle, n'a, à aucun moment, songé, non certes à renier, mais à mettre simplement en cause l'idéologie dont il était sorti. Il n'a pas non plus arrêté, dans les pays musulmans qui échappaient à son autorité, mais où parfois ses idées s'infiltraient, les grandes disciplines islamiques. La théologie dogmatique (al-kalam) conserva toujours ses partisans. L'acharisme, en Egypte par exemple, restait bien vivant, il avait sa place dans la mosquée d'al-Azhar et produisait, avec des hommes comme Fadali (m 1821 c) et al-Bajouri (m 1860), pour rappeler deux noms souvent cités, des œuvres fort estimables qui connurent une large audience. (Sur ses deux auteurs, voir Islamic, Philosophiy and theology P157). Pas plus qu'il n'arrêta, le kalam, le Wahhabisme, nous allons le voir, ne peut donner un coup d'arrêt à l'essor du chiisme ou du soufisme, et encore moins réussir à endiguer l'influence grandissante de l'Occident qui, à la suite de ses armes, commençait de déverser un flot d'institutions et de notion souvent contradictoires sur des pays dont le moins que l'on puisse dire est qu'ils étaient mal préparés à les recevoir et à les assimiler sans crise grave. (A suivre)