Support de l'intégrisme et du salafisme C'est paradoxal, mais c'est ainsi. L'Arabie saoudite qui est un Etat intégriste a produit une opposition elle-même intégriste dont les idées sont issues du wahabisme. Ce pays est aujourd'hui au centre des préoccupations internationales après la série d'attentats terroristes qui ont secoué le monde. Comment a-t-il fonctionné et quelle place le wahabisme tient-il dans la politique de l'Arabie saoudite? Toute une histoire. Juste après les événements du 11 septembre 2001 qui ont vu la participation de 15 Saoudiens parmi les 19 terroristes, les Etats-Unis d'Amérique ont commencé à reconsidérer leurs relations avec l'un de leurs principaux alliés stratégiques qu'est l'Arabie saoudite. Le principal reproche fait aux Saoudiens concerne le rite wahabite sur lequel repose le régime de la famille régnante et qui est considéré par les Américains comme le principal support de l'extrémisme et de la haine envers les étrangers. Dans ce cadre, la commission américaine pour les libertés religieuses a recommandé à l'Administration américaine de faire pression sur les Saoudiens pour qu'ils interdisent et démantèlent toutes les institutions incarnant le wahabisme. Il est donc intéressant de se pencher sur la genèse et l'évolution de ce courant qui est intimement lié à la famille régnante en Arabie saoudite depuis le dix-huitième siècle. Or, malgré ces liens solides, une forte opposition religieuse se manifeste dans le royaume saoudien. Evolution du régime politique saoudien L'analyse de l'évolution du régime politique en Arabie saoudite concerne sa dimension historique, politique et idéologique. L'histoire politique: de la principauté de Dariyaâ au royaume Le premier Etat saoudien a été créé à Dariyaâ en 1744 à la suite d'une alliance entre l'émir Mohamed Ben Saoud et le Cheikh Mohamed Ben Abdelouahab. Cet Etat qui a été commandé par quatre émirs est passé par trois étapes principales. La première étape s'étend de 1744 à 1773 et a consisté à concentrer l'effort sur l'unification de la province de Najd. Ainsi, à partir de 1757, les Al Saoud ont conquis la principauté Al Ahsaâ et ont investi Riyad en 1773. La deuxième étape a concerné l'unification du Hijaz et durant laquelle, toutes les tribus ont adhéré au wahabisme. Ainsi, La Mecque a été conquise en 1803 et Médine en 1804. La troisième étape s'étend de 1804 à 1818, date de la chute du premier Etat saoudien. Tout au long de cette étape, l'effort a été concentré sur la conquête de positions en Irak et en Bilad Cham (actuellement Syrie, Liban, Palestine et Jordanie). Dans ce cadre, les Wahabites avaient lancé en 1811 des attaques contre Najaf et Damas et conquis les provinces du nord autour d'Alep. Mais en 1818, le premier Etat saoudien a été déchu à la suite de la conquête par Mohamed Ali d'Egypte du Hijaz en 1815 et de Najd en 1818. Le deuxième Etat saoudien ne devait être créé qu'en 1843 et n'a pas duré longtemps, puisqu'en 1865 il chuta. Ce n'est qu'en 1902 que Abdelaziz ben Abderrahmane Al Saoud a pu créer le troisième Etat qui dure jusqu'à nos jours. Abdelaziz Ben Abderrahmane est né en 1880 et a essayé de reconstruire son Etat à travers trois étapes. La première s'étend de 1902 à 1914 au cours de laquelle, Abdelaziz avait pu reconquérir Riyad, Najd et Al Ahsaâ. La deuxième étape s'étend de 1915 à 1924 au cours de laquelle, Abdelaziz avait pu signer au nom de Najd un accord avec les Britanniques pour pouvoir unifier toutes les terres d'Arabie. La troisième étape s'étend de 1925 à 1932 et au cours de laquelle Abdelaziz ben Abderrahmane s'est fait proclamer Roi du Hijaz et Sultan de Najd et ses provinces. Ainsi, en 1932 fut proclamée la naissance du Royaume d'Arabie saoudite. Ce roi décéda le 9 novembre 1953 et lui ont succédé au trône ses fils Saoud Ben Abdelaziz (1953-1964), Fayçal Ben Abdelaziz (1964-1975), Khaled Ben Abdelaziz (1975-1982) et Fahd Ben Abdelaziz (1982). Support idéologique : le wahabisme Depuis sa naissance en 1774, le régime saoudien s'est appuyé sur l'idéologie wahabite. Ce courant est, en effet, une lecture drastique du rite Hanbalite qui s'adapte à l'environnement désertique de l'Arabie et au mode de vie nomade. Le wahabisme appelle à l'instauration de la Sunna et des préceptes tels qu'ils ont été véhiculés à l'apparition de l'Islam. C'est pour cela que ce courant s'oppose à toutes les manifestations contraires à cet esprit. Ainsi, le wahabisme a totalement rejeté le soufisme accusé de véhiculer des concepts contraires à la religion. Il s'est également opposé à tous les autres courants non sunnites tels le Jahamisme, les Mouâtazila (isolationnistes), la Kadiriya, les Kharigites et les Chiites. Ainsi, les Wahabites ont décrété le Jihad religieux contre leurs opposants pour leur imposer d'adhérer à leur vision. Mais, ce Jihad a été dénoncé par plusieurs Oulémas qui ont publié des fatwas considérant Mohamed Ben Abdelwahab comme le pire des Kharijites qui dénature la Sunna et les préceptes. Le wahabisme s'est articulé autour des idées de Ibn Timiya Al Hanbali. Cependant, cette articulation ne s'est pas limitée à la dimension sociale, elle s'est étendue également à la dimension politique. Par conséquent, le wahabisme ne prétendait pas seulement corriger les dérapages sociaux, autant qu'il aspirait à l'instauration d'un véritable pouvoir politique en quête de légitimité. Ainsi Ibn Timya considérait qu'il était nécessaire d'appliquer la Chariaâ sans Khilafa. Et cette idée a été soutenue par les Ottomans. Mais ces derniers ont vite perdu toute légitimité, puisqu'ils n'appliquaient pas la Chariaâ. Dans ce contexte, seul le wahabisme s'est présenté comme le défenseur de la Chariaâ et, partant, le seul courant habilité à prendre le pouvoir. Dans cette quête de créer un Etat et d'instaurer son pouvoir, le wahabisme s'est attelé à unifier politiquement la péninsule arabique. Les Wahabites voulaient également instaurer un régime arabe et pour cela ils devaient objectivement s'opposer aux Ottomans. De même qu'ils voulaient que ce pouvoir soit totalement sunnite. C'est ce qui explique sa confrontation avec le chiisme. Ainsi, le wahabisme a pu édifier son projet de société en scellant son alliance avec la famille Al Saoud. Et donc, depuis la création de l'Etat, le pouvoir était partagé entre les Al Cheikh et les Al Saoud. Les premiers se sont occupés du pouvoir religieux et les deuxièmes du pouvoir politique. Cette sainte alliance n'a jamais été remise en cause, jusqu'à nos jours, puisque les Al Cheikh occupent le poste de Mufti et le poste de juge suprême du royaume. L'intégrisme islamiste contre un régime intégriste. Comment peut-on expliquer l'émergence d'un mouvement intégriste islamiste au sein d'un régime politique intégriste? Une situation paradoxale et une interrogation qui trouve sa réponse dans les enjeux du mouvement intégriste. Les sources de légitimité du régime saoudien Le régime politique saoudien puise sa légitimité de deux facteurs essentiels: l'adhésion unanime des tribus et l'Islam. L'unanimité des tribus La structure de la société saoudienne est avant tout tribale. Et comme dans toute structure de ce genre, le gouvernant ne peut s'imposer que s'il bénéficie de l'unanimité des tribus. Ainsi, Abdelaziz ben Abderrahmane a adopté la stratégie du mariage pour atteindre cet objectif. Il dut se marier à quatorze femmes issues de différentes tribus avec lesquelles il a eu trente-neuf enfants. A titre d'exemple, Abdelaziz s'est marié avec Jawhara Bent Moussaid qui est issue de la tribu Al Jailouli de l'Est et avec laquelle il a eu Khaled. Il se maria avec Hassa Bent Ahmed qui est issue de la tribu Al Soudairy du nord de Riyad et eut avec elle Fahd. Cette même stratégie a été adoptée par ses fils. Ainsi, le roi Fayçal s'est marié avec trois femmes issues des principales tribus. Ces femmes sont Affa de Al Tanyane, Mouna Bent Assi de Al Jailouli et Sultana Bent Ahmed de Al Soudairy. L'Islam En comparaison avec les autres Etats arabo-islamiques, le royaume d'Arabie saoudite est considéré comme un Etat intégriste. Sa politique intérieure comme sa politique extérieure repose exclusivement sur l'Islam. Sur le plan interne, les lois inspirées de la chariaâ sont appliquées au niveau du contrôle des frontières. Il y est interdit de consommer l'alcool. Toutes les institutions arrêtent leurs activités au moment des prières. De même que le régime saoudien a institué une sorte de police religieuse dotée de larges prérogatives pour faire respecter les préceptes de l'Islam dans la vie quotidienne. Et pour boucler la boucle, un Dahir royal promulgué en 1961 interdit l'enseignement de toute autre pensée en dehors de l'Islam. Sur le plan extérieur, l'Arabie saoudite soutient tous les mouvements islamiques à travers le monde. Et pour cela, elle a créé plusieurs fonds et associations financières, dont la Banque islamique de développement dont elle détient 30% des capitaux et Dar Al Mal Al Islamy, qui est une société d'investissement basée à Genève et qui est dotée de trois filiales: La Banque Fayçal islamique (Bahrein), la Société islamique d'investissement (Bahreïn) et la Société d'entraide islamique ( Luxembourg). L'opposition intégriste Parler de l'opposition intégriste en Arabie saoudite impose de faire deux remarques essentielles. Tout d'abord, cette opposition est divisée en deux courants : chiite et sunnite. Le chiisme est concentré dans les provinces de l'Est de l'Arabie saoudite qui a été conquise par Abdelaziz Ben Abderrahmane en 1913. Mais depuis la découverte du pétrole, cette province n'a pas cessé de connaître des soulèvements et des émeutes populaires comme ce fut le cas en 1948, 1950, 1970, 1978 et enfin en 1979 à l'instigation de Khomeïny. La population chiite, dans cette province, est estimée à 250 mille personnes dont la grande majorité est encadrée politiquement par "l'Organisation de la révolution islamique de la péninsule arabique". Cette organisation qui a été justement créée vers la fin des années soixante-dix s'inspire fortement des idées de la révolution iranienne et appelle à l'instauration d'une république islamique. Pour sa part, l'opposition sunnite est d'obédience Najdienne, c'est-à-dire que tous les groupes d'opposition intégriste sont issus de la province de Najd. A ce propos, il faut souligner que la structure de l'Etat saoudien comprend deux provinces: Najd et Hijaz. La première est formée d'un vaste espace désertique qui a vu la naissance du wahabisme et l'autre est considérée comme un espace plus ou moins ouvert. Avant même la proclamation du royaume d'Arabie saoudite, et en 1925 précisément, Abdelaziz Ben Abderrahmane s'est fait proclamer Roi du Hijaz et Sultan de Najd. Cette distinction est révélatrice de l'intérêt porté avant tout au développement du Hijaz au détriment de Najd. D'ailleurs, en 1926, Abdelaziz Ben Abderrahmane a fait promulguer au Hijaz les Instructions fondamentales qui constituent une sorte de Constitution, alors que Najd a vécu pendant longtemps sans loi fondamentale. Or, c'est cette dernière province qui allait accoucher d'une forte opposition intégriste qui refuse toute velléité de modernisation. Cette opposition allait s'exprimer à travers trois principales étapes. Maturation des contradictions politiques : Ikhwane (frères) de Fayçal Addarwich ( 1929) Cette organisation a été créée en 1913 à l'instigation de Abdelaziz qui visait à atteindre deux objectifs.: sédentariser les nomades (Ikhwane) et constituer une réserve pour lutter contre ses opposants. Donc, entre 1913 et 1929, le projet de Abdelaziz a réussi et la logique du pouvoir central imposait d'instituer un contrôle sur le mouvement des Ikhwanes. C'est ainsi que Abdelaziz devait constituer en 1926 Jamaât Al Amr Bil Maârouf et Nahy Ala Al Mounkar (Appel au droit chemin et lutte contre le pêché) qui a été dotée du pouvoir de police religieuse. Il ordonna aux ikhwanes de rapporter à cette organisation toutes les informations concernant les éventuels dérapages. Ainsi donc, les Ikhwanes n'avaient plus le droit d'agir directement et tout naturellement, ils ont rejeté cette ordonnance. D'ailleurs, ils n'ont pas tardé à l'exprimer violemment en 1926 quand ils ont conduit un soulèvement contre le pouvoir central. Mais les contradictions allaient s'exacerber en 1929 lors d'une confrontation directe entre le pouvoir central et les Ikhwanes dans la bataille de Sabla. Les Ikhwanes dirigés par Fayçal Addarwich de la tribu Matir et Sultan ben Bejad de la tribu Outaïba ont été vaincus. Maturation des contradictions idéologiques: Ikhwane de l'émir Khaled Ben Moussaid (1965) Durant les années cinquante et soixante, le royaume d'Arabie saoudite a connu une forte influence de l'idéologie nationaliste arabe tant dans sa mouture baâssiste que nassérienne. Ainsi, en 1953 fut créé le Front national de la réforme ( Jabhat Al Islah Al watani) qui s'inspirait des idées des officiers libres d'Egypte. L'un de ses principaux leaders fut l'officier Abderrahman Chamarani qui fut condamné à mort et exécuté et son mouvement interdit en 1956. Mais en avril 1958, ce front a été transformé en front de libération nationale. Ainsi, l'idéologie nassérienne avait pu investir les cercles du pouvoir notamment quand l'émir Talal avait créé le mouvement des émirs libres qui a revendiqué l'instauration d'une monarchie constitutionnelle. Cependant et dans le cadre de la restructuration du pouvoir en place, ces émirs libres furent contraints de s'exiler et leur leader trouva refuge au Caire en août 1962. Après une période de confusion, la famille Al Saoud a dû destituer le roi Saoud et faire allégeance à son frère Fayçal en 1965. Celui-ci prit conscience des nouveaux enjeux et dut concéder un bout de terrain devant les exigences de la modernité. Mais, cette nouvelle orientation n'a pas suscité l'approbation de plusieurs milieux qui se sont vite constitués en opposition intégriste au sein même de la famille régnante dont le leader était le prince Khaled Ben Moussaid Ben Abdelaziz qui fonda le mouvement des Ikhwanes Al Joudoud ( les nouveaux frères). Ceux-ci ont refusé l'initiative du roi Fayçal d'introduire la télévision au pays et durent former un puissant groupe de pression tout au long de cette période. Mais leur farouche opposition a été sérieusement contrée par le pouvoir et c'est ainsi que l'émir Khaled devait être assassiné dans des conditions mystérieuses. Maturation des contradictions sociales: Ikhwane Jouhaymane Bnou Saif (1979) Au début des années soixante-dix, les contradictions politiques et idéologiques n'avaient plus droit de cité puisque l'Etat central s'est consolidé de même que s'est consolidée son assise idéologique intégriste. Cependant, ceci n'empêcha pas l'émergence d'une puissante opposition intégriste. Mais, cette fois-ci, ce sont les contradictions sociales qui devaient déterminer son orientation. En effet, la troisième génération des émirs qui ont bénéficié d'une formation universitaire en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis ont introduit des habitudes issues du monde occidental et de la société de consommation renforcées par l'accroissement de la richesse du royaume après la guerre d'octobre 1973. Ainsi, les exigences du développement ont requis l'appel à une forte main-d'œuvre étrangère surtout d'origine asiatique. Et sur le volet sécuritaire, le royaume avait fait appel à l'expertise américaine. Cette nouvelle situation devait approfondir les contradictions entre les différentes composantes de la société saoudienne. D'un côté, il y a une grande bourgeoisie représentée par la famille régnante et ses alliés et de l'autre côté, il y a une grande frange de population paupérisée. Cette situation a produit le mouvement de Jouhaiman Bnou Saïf qui a conduit l'insurrection de novembre 1979 et l'occupation de Al Masjid Al Haram ( la place de la Kaâba) à la Mecque. Jouhaiman était lauréat de l'université islamique de Médine. Il appartenait à la tribu Outaïba et a servi pendant 18 ans dans le corps de la Garde royale. En 1974, il présenta sa démission et s'attela à encadrer ses disciples selon une idéologie articulée autour de quatre principes qui sont : suivre à la lettre les préceptes du Coran et de la Sunna, le Jihad des Musulmans contre les mauvais gouvernants, la légitimité de tout pouvoir est mesurée selon le respect aux fondements de l'Islam, croire en la réapparition d'El Mehdi (Imam attendu) de la progéniture de Hussein Ben Ali. En novembre 1979, Jouhaiman s'attaqua au Masjid Al Haram et proclama la réapparition de l'Imam attendu en la personne de son gendre Mohamed Ben Abdallah Al Qahtani. Mais au terme de deux semaines de combats sanglants, Al Qahtani a été tué et Jouhaiman et soixante de ses disciples furent arrêtés, condamnés à mort et exécutés. Mais la question qui demeure posée jusqu'à nos jours est de savoir comment concilier entre une idéologie intégriste renfermée rejetant toute modernité et une structure politique conditionnée par les exigences d'une plus grande ouverture vers l'autre à cause notamment de la coopération avec les puissances importatrices de pétrole.