Le gouvernement semble prudent avant de rouvrir le marronnier des retraites qui risque de déclencher une nouvelle grogne syndicale. Les centrales haussent d'ores et déjà le ton. Décryptage. Une sorte d'accalmie fugace semble régner au sein du gouvernement et des syndicats après la grève générale qui s'est révélée finalement un échec pour le front syndical. Après le vote de la loi organique sur le droit de grève au Parlement et l'achèvement de son circuit législatif, les syndicats récalcitrants braquent leurs regards vers la Cour Constitutionnelle qui soumet le texte à l'examen de conformité à la loi suprême. Entre-temps, une nouvelle bataille risque d'éclater. L'Exécutif s'apprête à se lancer à contrecœur dans l'épineuse réforme des retraites que personne ne semble avoir envie d'aborder tant le dialogue s'annonce électrique. Le dossier est si explosif que le gouvernement a à maintes reprises différé le dialogue avec les partenaires sociaux, sachant que la réforme est censée être exposée dès septembre 2024. Lorsqu'ils ont signé l'accord social du 29 avril 2024, le gouvernement et les partenaires sociaux se sont tous engagés à ce que la réforme soit élaborée et soumise au Parlement avant la fin de la session parlementaire d'octobre. Jusqu'à présent, nous n'en sommes qu'aux balbutiements. La ministre de l'Economie et des Finances, Nadia Fettah Alaoui, avait annoncé que les discussions devraient démarrer dès le mois de janvier. Il n'en est rien, selon une source syndicale, qui confie que les centrales syndicales n'ont pas encore été formellement invitées par l'Exécutif à la table des discussions.
Les esprits s'échauffent
Les leaders syndicalistes ont d'ores et déjà commencé à s'emparer du sujet en en parlant plus fréquemment pour faire valoir leurs revendications et faire pression sur le gouvernement avant le début des pourparlers. Une façon de faire monter la température et la pression sur l'Exécutif qui, visiblement, veut éviter une nouvelle fâcherie avec le front syndical qui risque de retarder la réforme davantage que prévu. Aussi, l'Exécutif n'a-t-il plus le luxe du temps puisqu'il ne lui reste que quelques mois avant la fin de son mandat. Jusqu'à présent, aucun plan n'est sur la table, a fait savoir, samedi, le Secrétaire Général de l'Union Générale des Travailleurs du Maroc (UGTM), Enaam Mayara, lors du congrès national du syndicat national de l'Office national des aéroports à Casablanca. Face aux militants, le leader syndical a montré le bout du nez en se montrant catégorique. "Nous nous opposerons à toute réforme qui porte préjudice aux droits et acquis des travailleurs", a-t-il martelé, ajoutant que la refonte du système des retraites ne peut se faire sur le dos des classes laborieuses. En effet, Mayara tient ce discours depuis le début du débat sur les retraites. Il s'est dit favorable à une réforme globale loin des ajustements paramétriques qui ne règlent pas le problème à la racine. Mais, selon lui, le gouvernement doit faire preuve de créativité pour éviter des solutions faciles. Allusion faite aux premières indiscrétions qui circulent depuis des mois sur les mesures douloureuses jugées indispensables pour sauver le système des retraites, dont le relèvement de l'âge légal de départ à la retraite, le gel des pensions et la hausse des cotisations, ce que les syndicalistes appellent le "triangle maudit". Issu d'un cabinet d'études, le premier diagnostic du système des retraites, que l'Exécutif a exposé aux syndicats en 2022, est drastique. Il propose une recette classique : le passage vers un régime unique à deux pôles (public et privé) avec l'augmentation de l'âge légal de départ à 65 ans et la hausse des cotisations. Pas question pour les syndicats qui s'opposent unanimement à ce scénario. L'Union Marocaine du Travail (UMT) reste opposée à tout relèvement de l'âge de départ à la retraite. Dans ces déclarations médiatiques, son leader, Miloudi Moukharik, se montre intraitable, jugeant qu'il n'y a pas lieu de faire travailler les gens plus longtemps du moment qu'il n'y a pas de risque majeur de faillite des caisses, dont celle de la CNSS. Là, il y a une querelle de diagnostics sur la situation du régime. Bien que la date de faillite diffère d'une caisse à l'autre, tous les rapports des institutions compétentes, dont la Cour des Comptes et Bank Al-Maghrib, mettent en garde contre les déséquilibres financiers qui menacent la durabilité du système. Le régime de la Caisse Marocaine des Retraites (CMR) est le plus menacé avec un déficit de 9,8 MMDH en 2023, et un risque d'épuisement des réserves en 2028. La CNSS se porte mieux avec un excédent dû à la généralisation de l'AMO, mais le risque de faillite n'est pas écarté à partir de 2038. Quoi qu'il en soit, la réforme s'impose vu qu'on estime qu'il faut travailler plus longtemps comme on vit plus longtemps. La stagnation démographique et le recul de la fécondité, tels que révélés dans le dernier recensement général, renforcent cette conviction.
Les compromis difficiles !
Pour sa part, l'UGTM tient un discours plus nuancé et se montre plus flexible dans les détails. Ennam Mayara s'est dit favorable, dès 2023, au passage à 63 ans pourvu qu'il y ait des exceptions pour les métiers difficiles. D'où le débat sur les critères de pénibilité. Leur introduction est possible selon les économistes, dont Youssef Guerraoui Filali, Président du Centre Marocain pour la Gouvernance et le Management, qui juge qu'il n'y a pas d'alternative au passage à 65 ans. Selon notre interlocuteur, il est possible d'introduire les critères de pénibilité tout en laissant le choix aux salariés de travailler jusqu'à 65 ans s'ils le souhaitent. Il ne s'agit pas de l'unique pomme de discorde. La réforme est tellement complexe qu'elle dépasse ce détail. Les syndicats ne veulent absolument pas entendre parler de gel des pensions qu'ils veulent, au contraire, augmenter, surtout dans le secteur privé où elles sont largement inférieures aux salaires perçus. La moyenne des pensions dans la CNSS ne dépasse pas 2400 dirhams avec un plafond estimé à 8000 dirhams tandis que les fonctionnaires ont une moyenne de plus de 9.000 dirhams avec la possibilité de garder l'entièreté de leurs salariés dans certains cas. A cela s'ajoute l'épineuse question des cotisations salariales. Les syndicats trouvent injuste qu'on demande aux travailleurs de cotiser davantage alors que le gouvernement s'évertue depuis longtemps à augmenter leur pouvoir d'achat face à l'inflation. Le débat paraît difficile au moment où peu de temps nous sépare du prochain round du dialogue social. L'Exécutif trouvera les mots justes pour convaincre les partenaires sociaux de faire des concessions ?
Trois questions à Youssef Guerraoui Filali : « Le relèvement de l'âge légal s'impose » * Comme le relèvement de l'âge légal s'impose, faut-il introduire les critères de pénibilité ? - Absolument, il faut tenir compte des critères de pénibilités étant donné qu'il faut prendre en considération les métiers pénibles où il est di cile de travailler jusqu'à 65 ans. On peut se permettre quelques exceptions à condition de laisser le choix de partir plus tôt (à 62 ans) ou de rester jusqu'à 65. L'essentiel, c'est qu'il est impératif de généraliser l'âge de 65 ans qui doit être la règle. Il en va de l'équilibre de notre système par répartition. Actuellement, il faut reconnaître que les pensions dans le secteur privé demeurent trop faibles et marginales pour certains cas. Du coup, les pensions de la CNSS doivent inéluctablement et signi cativement être revalorisées. Cela dépend d'une réforme globale du système de retraite en allant vers un système unique à deux pôles. Autrement, cela coûtera plus cher à l'Etat.
* La hausse des cotisations est-elle inévitable ? - Dans un premier lieu, je pense qu'il va falloir commencer par la hausse des cotisations patronales, ce qui signi e la hausse de dépenses pour l'Etat en ce qui concerne les fonctionnaires. Il y aura également une hausse des charges pour les patrons d'entreprises. Cependant, ce sera plus compliqué pour les salariés dont le salaire net serait affecté. Au secteur public, le salaire net est considéré comme un acquis pour les fonctionnaires Du coup, la hausse de leurs cotisations est di cilement concevable. Or, dans le secteur privé, tout dépend de la mention de la quali cation du salaire net au contrat de travail.
* A-t-on la garantie que le système unique à deux pôles permet la durabilité des caisses ? - La fusion de l'ensemble des Caisses est de nature à améliorer la gouvernance du système pour peu que le tableau de bord soit plus maîtrisable. Aujourd'hui, nous avons des caisses éparpillées entre le régime général, les caisses complémentaires, le pôle privé et le pôle public. Ce schéma ne permet pas d'avoir un mode de gouvernance pérenne puisqu'on a du mal à paramétrer le système et d'avoir des objectifs et des stratégies de gestion harmonieuses. Par conséquent, l'uni cation du système donne l'avantage d'harmoniser sa gestion pour être en état de penser sa pérennité. Dialogue social : Les stigmates d'une longue bataille ! Depuis son arrivée aux manettes, le gouvernement s'est engagé à institutionnaliser le dialogue social à travers deux rendez-vous annuels en septembre et en avril. Le round de l'automne n'a pas eu lieu pour plusieurs raisons, dont la loi de grève qui a accaparé l'attention du gouvernement.
Maintenant, l'Exécutif s'apprête à reprendre l'exercice. Lorsqu'il a abordé la question en marge du Conseil de gouvernement du 6 février, le ministre de l'Inclusion économique, de la petite entreprise, de l'emploi et des compétences, Younes Sekkouri, a tenu à transmettre des messages implicites en faisant savoir que le dialogue social va reprendre. Il a déclaré que les sujets à forte teneur sociale doivent être abordés avec le maximum de sincérité puisqu'il s'agit, selon lui, de sujets qui transcendent des positionnements politiques. Il a estimé qu'il faut apprendre à gérer les divergences et être à l'écoute sans être figé dans les positions dogmatiques. Il a également souligné que personne ne saurait se substituer à la légitimité des urnes, d'où l'impératif de dire la vérité sur les sujets épineux et faire preuve de compromis. C'est comme si le ministre voulait fixer les règles du débat lors des futures discussions qui s'annoncent. Actuellement, la tension se fait encore sentir entre l'Exécutif et les syndicats qui ont pris part à la grève générale. L'UMT garde encore une certaine amertume de voir le gouvernement contester ses chiffres de participation qui, finalement, n'a pas dépassé 35% au secteur public et 1,4% au privé.
Mais on est loin de la rupture après les paroles tendres que le Chef du gouvernement, Aziz Akhannouch, a adressées aux syndicats pendant son dernier grand oral à la Chambre des Conseillers. "Nous respectons les syndicats", a- t-il dit. Ce qui lui a valu des embrassades chaleureuses avec les parlementaires de quelques groupes syndicaux à l'issue de la séance. Un geste de bon augure ?
Caisses de retraites : Le spectre de la faillite ! Selon l'exposé initial de l'Exécutif, tous les régimes actuels sont menacés mais à des degrés différents. Le régime de pensions civiles est le plus menacé puisque la Caisse Marocaine des Retraites souffre d'un déficit de 8 MMDH et risque ainsi d'épuiser ses réserves d'ici 2028. Par contre, la CNSS dispose d'une durée de vie plus longue avec un déficit de 375 MDH.
Toutefois, la Caisse est menacée de faillite dès 2038, en dépit de ses réserves estimées à 61 MMDH. La situation la plus confortable est celle du Régime Collectif d'Allocation de Retraite (RCAR), géré par la Caisse de dépôt et de gestion (CDG), fort de ses 135 MMDH de réserves qui lui permettent de continuer à verser les pensions jusqu'en 2052.
En plus des failles financières liées à plusieurs facteurs, dont le chômage et le vieillissement de la population, le système actuel accuse plusieurs lacunes dont un décalage flagrant entre le secteur privé et le secteur public. Il en résulte un fossé abyssal qui sépare le public et le privé.