« Stories de Tanger » est un recueil bilingue (Français-anglais) de quinze petites histoires racontées par Mohamed Mrabet, à l'origine en darija et reprises en français par Simon-Pierre Hamelin. Les textes français sont traduits en anglais par William Kutz. C'est le premier ouvrage de Mohamed Mrabet publié directement en édition originale au Maroc par un éditeur installé à Casablanca. C'est aussi le deuxième livre publié par Mrabet après la disparition de Paul Bowles. Les textes sont accompagnés de peintures et de dessins de Mrabet qui avait commencé à peindre dans les années 60 sans être encouragé par Bowles. Ces textes, ce serait en partie pour prouver que Mrabet existe toujours car on l'a donné pour mort plusieurs fois, explique Hamelin écrivain et ancien directeur de la librairie des Colonnes de Tanger. Aussi pour démontrer qu'il pouvait exister de manière autonome même après la mort de Paul Bowles en 1999. C'est que, sans Paul Bowles, Mrabet, en tant qu'auteur de textes écrits, n'aurait pas pu exister. C'est Paul Bowles qui avait recueilli à partir de 1966 les récits de Mrabet pour en faire des livres en anglais dont « Pour l'amour de quelques cheveux » (1967) et la propre autobiographie de Mrabet « Look and move on » où il raconte sa vie d'errance dans les rues de Tanger et sa rencontre avec le couple Jane et Paul Bowles. C'est donc Bowles qui est l'initiateur de cette innovation : Mrabet écrivain analphabète. Mais aussi Paul Bowles n'aurait pas pu arriver à cette innovation si Mrabet n'était pas en vérité une sorte de génie de la culture orale né dans un environnement où des raconteurs exubérants d'histoires n'étaient pas rares en s'aidant de quelques doses de kif en libre circulation dans les années 50 et 60. En retranscrivant les histoires, Bowles reprenait une activité qu'il faisait quand il enregistrait la musique populaire dans les villages. Sauf que pour les histoires de Mrabet ce n'est plus de l'éthographie, car on est vraiment dans la création aussi bien pour le conteur que pour celui qui retranscrit. Le parcours particulier de Mrabet a déjà été raconté. Né dans les années 30 dans une famille rifaine, Mrabet pratiquera plusieurs métiers dont celui de pêcheur, serveur, veilleur de nuit à l'hôtel Muneria qui avait accueilli beaucoup d'écrivains et artistes étrangers venus à Tanger en quête de vie facile. Il connaîtra une vie mouvementée, tumultueuse, rencontrera des artistes et écrivains américains dont ceux de la beat génération William Boughrous, Jack Kerouak, Truman Capote, Tennessee Williams, Allan Ginsberg, Brian Gysin, Henry Miller. Auparavant en 1959 il voyagera à New York. Il aura deux passions : raconter des histoires, fumer du kif et peindre. Il restera l'ami de Paul Bowles travaillant chez lui ayant des relations très tendres, affectueuses avec Jane Bowles. Dans ces histoires « Stories de Tanger » on découvre des évocations du réel enveloppé d'un voile de magie. Le fantastique est un peu partout. Mais il ne s'agit pas de contes de fées car c'est plein de cruauté et de mystère. On est dans la réalité mais une réalité ouverte sur d'autres mondes, d'autres dimensions. On dirait une réalité onirique. L'imaginaire n'est pas entravé. Tout texte semble un exercice d'imaginaire libéré, inventif, allant de soi, sans se forcer. Un peu comme les choses qui existent seulement dans leur état le plus franc, primesautier. Dans le texte intitulé « Harold » par exemple c'est l'histoire d'un galeriste fourbe qui se retrouve prisonnier dans un portrait de peintre bohème et le narrateur Mrabet refuse de le libérer. Il semble plutôt se délecter d'être enfin vengé de ses « mensonges et entourloupes ». Dans l'histoire de Truman Capote fêtant son anniversaire le chat Sir Captain n'est pas un chat ordinaire bien que se faufilant entre les tables du restaurant en quête de nourriture car il a des pouvoirs surnaturels si évidents qu'il a failli tuer l'écrivain étouffé par une arête de poisson, dans « David et la Sirène » David un tailleur génial amoureux d'une sirène, la belle du Charf se fait transformer par son miroir pour rompre sa solitude, dans « Famine » Hassan ancien soldat ayant sillonné le globe connaîtra une triste fin en mourant de faim. Dans l'histoire du « Masque » ce dernier à l'étrange pouvoir, horrible, insoutenable, de découvrir à celui qui le met toute la réalité des individus dans sa nudité parfaite etc. A chaque fois il y a l'évocation de la présence de Tanger, de l'océan. La fantaisie peut prendre une dimension poétique comme dans cette histoire nommée « Chergui » le vent qui visite Tanger et qui est ligoté à un arbre et nourri par un oiseau voleur de sandwichs. On a entendu dire des fois que Paul Bowles était un « voleur des histoires » des autres en évoquant l'expérience de retranscription d'histoires orales racontée en darija truffée d'espagnol vers l'anglais, des histoires de Mohamed Mrabet notamment ce qui a donné naissance à des livres pour un auteur analphabète qui n'avait jamais écrit. Selon ce point de vue Bowles n'aurait fait durant sa vie que puiser dans la vie tumultueuse truculente des personnages hauts en couleur rivés à la rumeur bondissante de la vie quotidienne tandis que sa vie à lui devait être un concentré d'ennui qui ne s'illumine que grâce à un génie sans pareil du travail d'écriture. Or Bowles était un travailleur acharné, convaincu que rien ne vient à moins de travailler avec assiduité et application en une sorte de sacerdoce. A la défense de Paul Bowles on pourrait rétorquer : mais qui ne vole pas les histoires des autres, ou disons qui ne les « emprunte » pas ? Tout écriture n'est-elle pas une histoire d'emprunt ? Le prix Nobel britannique d'origine indienne Naipaul avait pu dire, pour échapper à trop d'attaque pour des écrits rien moins que politiquement corrects, qu'il n'avait toujours fait qu'écrire ce qu'il entendait autour de lui et rien de plus ! Dans le dernier roman de Mohamed Zefzaf « Afouahoun wâsi'a » (Grandes gueules) paru en 1998 un personnage rencontre Hemingway et lui demande ce qu'il fait dans la vie. L'écrivain américain répond : j'écris des histoires. Alors le personnage lui rétorque : « Va donc au Maroc, il y a plein d'histoires » A Paul Bowles on doit reconnaître beaucoup de chose dont le génie d'avoir de l'écoute. N'en déplaise à Mohamed Choukri qui dans son beau texte « Paul Bowles ou la réclusion de Tanger » (1996) s'en prend à l'auteur de « La Maison de l'araignée » et « Un Thé au Sahara » en affirmant que c'est parce que Bowles passait par un creux de la vague, une crise d'inspiration dans les années 60 qu'il s'était intéressait à retranscrire des histoires de personnes de son entourage dont Mrabet. A partir de 1972 ce sera le tour Choukri de confier son autobiographie à Bowles. Choukri qui affirme que le style de Bowles a changé en parallèle avec le travail de traduction-adaptation des récits des Marocains dans l'euphorie des soirées de kif au point que son écriture s'était laissée imprégner fortement de la vie marocaine. Choukri, reconnaissant les qualités de conteur de Mrabet ira même jusqu'à écrire que ce dernier a influé, littérairement parlant, sur l'œuvre de Bowles d'une manière profonde surtout dans ses nouvelles.
« Stories de Tanger » de Mohamed Mrabet avec Simon-Pierre Hamelin, éditions du Sirocco, Casablanca