La rigueur que chacun aime à souligner dans l'œuvre d'Eric Rohmer se trouve déjà dans la manière de mener sa carrière : ayant eu au moins autant de difficultés qu'un Jean Gremillon à pouvoir réaliser son œuvre, Rohmer ne s'est jamais laissé aller à une seule compromission en plus de cinquante ans de cinéma (son premier long court métrage date de 1950), préférant chaque fois le silence à la facilité ou retournant au 16 mn et à la télévision scolaire lorsque la production de longs métrages lui était impossible. Critique aux études pénétrantes et précises, Rohmer n'est pas un écrivain rentré qui filme des textes qu'il aurait mieux fait de publier sous forme de roman, mais c'est un auteur soucieux de s'exprimer en utilisant deux formes de langage (mots et images) qui, sans jamais se contredire ou se recouper ouvertement, se nourrissent constamment de tout un jeu de chocs, fictions et rencontres presque imperceptibles à l'œil ou à l'oreille non prévenus. De 1963 à 1971, Rohmer a ainsi enregistré « Six contes moraux » dont les deux premiers furent des courts métrages en noir et blanc : « La boulangère de Monceau » et « La carrière de Suzanne », tandis que le succès du quatrième puis du troisième : « La collectionneuse », et « Ma nuit cherz Maude », tournés dans l'ordre inverse de leur conception et de leur place à l'intérieur du plan général de l'œuvre, permirent à Rohmer d'aller sans encombre jusqu'à terme de son propos : « Le genou de Claire » et « L'amour l'après-midi ». Or, ces six films furent imaginés à un moment où Rohmer, éloigné de la réalisation par l'insuccès de son premier long métrage « Le signe du lion » (1959), ne savait même pas s'il pourrait les tourner un jour. Une telle force de caractère se retrouve chez bon nombre de ses personnages qui vivent à l'image tout en s'analysant avec précision dans une bande - son faisant effectivement un grand usage de la voix-off. Ce texte continu dans lequel chaque événement est motivé, cette attention aux détails psychologiques, ce souci de rendre compte d'existences à première vue banales en donnant la parole à des intellectuels qui s'en saisissent avec délectation et préfèrent toujours l'argumentation à l'action, ont fait de Rohmer un cinéaste qualifié de «Littéraire », comme si le cinéma ne pouvait pas tout se permettre et devait laisser au roman ou à l'essai certaines analyses jugées trop tenues pour s'incarner en images de plusieurs mètres carrés de surface. Le cinéma de Jean Eustache n'est pas sans rapports avec celui d'Eric Rohmer, quoique Eustache soit parfois attiré, à la différence de Rohmer, par le document brut enregistré en direct. Mais son moyen métrage : « Le père Noël a les yeux bleus » (1966), présentait déjà les analyses psychologiques en voix off si caractéristiques de tout le courant « Littéraire » du cinéma français. « La maman et la putain », constitue pour sa part un très long dialogue filmé en noir et blanc sans aucun mouvement dans quelques lieux clos. Si une part importante du meilleur cinéma français est ainsi d'essence littéraire, peut-être est-ce d'ailleurs un peu parce que le scénario constitue le seul document sur lequel la commission d'avances sur recettes se penche pour accepter ou refuser le projet qui lui est proposé. Or, l'avance sur recettes conditionne depuis « La nouvelle vague », l'existence du cinéma d'auteur, aucun producteur ne finançant un film réputé difficile, s'il n'a pas obtenu cette aide de l'Etat. La commission ne peut donc juger que le sujet et son traitement littéraire. Certes, elle tente aussi de s'éclairer un peu à la lumière des réalisations précédentes du postulant, mais c'est bien le texte qui justifie finalement la décision. Bien que ces critères soient regrettables, il faut convenir qu'on peut difficilement juger d'une autre manière : la réalisation de quelques minutes de film serait en effet à peine un peu plus révélatrice et reviendrait surtout infiniment plus cher. Le cinéaste est donc paradoxalement condamné à posséder un solide talent d'écriture s'il veut réussir à réaliser des films.