Alors que le Maroc connaît sa septième année de sécheresse, le secteur apicole s'effondre. La Journée mondiale des abeilles, célébrée le 20 mai, est une occasion de revenir sur la situation d'une filière dont le rôle sur la biodiversité est non-négligeable. « Le manque de pluies démolit toutes les filières agricoles, mais il y a toujours moyen de récupérer durant l'année qui suit. Par contre, la sécheresse a tué notre activité pour de bon ». Le visage triste, Houssin, apiculteur à Sidi Bennour, ville située dans la partie Sud de la région de Casablanca-Settat, à 70 km d'El Jadida, déplore une année sèche avec un nombre de fleurs insuffisant pour permettre aux abeilles de se nourrir, et donc une baisse de la production du miel. « Pour avoir du bon produit en abondance, il faut nécessairement une longue période de pluie pour faire un bon arrosage de la nature », nous déclare son frère, M'barek, en pointant du doigt une dizaine de ruches désertées par les abeilles. « La fleur qui est la matière première pour l'abeille, car elle procure son nectar et ses protéines, manque gravement, ce qui a ruiné nos ruches », ajoute ce cinquantenaire, déplorant la perte de 80 caisses (ruchers) l'année dernière, et une trentaine cette année. Au niveau national, la production du miel a baissé d'environ 70% en 2022, à cause de l'effondrement des colonies d'abeilles. La situation ne s'est guère améliorée en 2023, ce qui a poussé les éleveurs à organiser, pour la première fois de leur Histoire, un sit-in devant la Direction du Développement des Filières de Production à Rabat. « Cette année allait être mille fois pire que la dernière, mais les pluies d'avril nous ont un peu sauvés », nous confie M'barek. En effet, les précipitations printanières ont augmenté les réserves des barrages, atteignant un taux de remplissage d'environ 32% en avril. Concernant la faible productivité des ruches, Saïd Aboulfaraj, directeur d'un bureau d'études spécialisé en apiculture, ingénieur agronome et expert apicole, estime que ces résultats sont attendus, du moment que la faiblesse des pluviométries affecte quantitativement les sécrétions nectarifères des plantes qui sont la source des miels produits. « La production du miel en sera nécessairement affectée d'autant plus que la rareté des ressources va accentuer la concentration des colonies au niveau des zones les plus propices à la production, d'où un partage des faibles ressources disponibles entre un grand nombre de colonies », explique notre expert. De plus, les hautes températures notées cette année, associées au stress hydrique, « ont entraîné la floraison de certaines plantes à des moments inhabituels (certains agrumes ont fleuri au mois de décembre...) et d'autres qui vont connaître une floraison réduite (rosacées) à cause du manque de froid », ajoute Aboulfaraj. Au niveau des zones de montagnes et des zones à plantes spontanées exploitées par les apiculteurs, le stress hydrique va entraîner un développement végétal limité de ces plantes et, par conséquent, une floraison réduite jusqu'à absente. En clair, l'année s'annonce maigre.
La peur de l'avenir Mais ce qui inquiète encore plus les apiculteurs, c'est que la catastrophe ne se limiterait pas à cette année. « Des années terribles sont à venir... que Dieu nous protège », soupirent Aïcha et Fatima, chargées d'une petite coopérative à Ouled Nemma, dans la région de Béni Mellal. Toutes deux partagent la même idée : « Si la situation reste la même, c'est toute la profession qui est remise en question » dans la zone où elles habitent. Dans ce sens, Saïd Aboulfaraj affiche un certain pessimisme, estimant que vu l'état actuel des choses, « l'équilibre de cette activité est impossible à rétablir ». « Les apiculteurs doivent améliorer et adapter leurs interventions aux contextes de sécheresse actuelle et seuls les apiculteurs professionnels disposant de technicité adaptée à de telles situations pourront contribuer à l'approvisionnement du marché », précise-t-il. De son côté, le Syndicat National des Apiculteurs Professionnels tient le Plan Maroc Vert (PMV) pour responsable de cette situation. La fragilité de la filière est due à l'exclusion et à la marginalisation des vrais professionnels de l'apiculture, appelant à « chasser les intrus » et à protéger la filière. Et face à la fragilité du secteur, l'Etat s'ouvre aux importations, qui constituent, selon les professionnels, la ruine totale. D'ailleurs, lors de la 16ème édition du Salon International de l'Agriculture au Maroc (SIAM), la délégation de l'Union Européenne (UE) au Maroc et le ministère de l'Agriculture ont célébré l'ouverture du marché de l'Union Européenne aux importations du miel marocain. Les besoins d'importation de l'UE sont énormes, bien qu'elle soit l'un des plus grands producteurs mondiaux de miel. L'Europe doit importer jusqu'à 40% de sa consommation, qui au total dépasse le milliard d'euros en valeur (plus de 10 milliards de dirhams). Les professionnels s'étonnent de cette initiative car la production du Maroc reste « très limitée ».
Soutenir le miel local « Depuis des années, les besoins en miel du pays sont couverts en grande partie par les importations, car malgré les efforts déployés par le PMV, les objectifs n'ont pas été atteints. Les 16.000 T prévus par le PMV en 2020 n'ont été atteints qu'à hauteur de 6500T en 2022 et 7300T en 2021, soit une amélioration de 38% en 2022 par rapport à 2009 », détaille Saïd Aboulfaraj. Ceci a été le résultat du passage du nombre de ruches modernes totales de 111.000 à 640.000 durant la même période. L'augmentation est donc liée, selon l'expert, à l'accroissement du nombre et non à l'amélioration de la technicité qui devrait être le facteur d'accroissement de la production. « Le PMV a incité une catégorie d'exploitants, encouragés par les aides attribuées par l'Etat, à s'investir en apiculture que nous pouvons qualifier d'apiculture de cueillette, d'où un gap important en productivité entre les apiculteurs techniquement professionnels et les autres », ajoute M. Aboulfaraj. Le Syndicat National des Apiculteurs Professionnels appelle ainsi à soutenir le miel local en activant des mécanismes d'accompagnement, car au-delà de la production de miel, le secteur est un garant de la biodiversité.
Trois questions à Saïd Aboulfaraj « Le secteur apicole a encore besoin d'organisation » * La sécheresse impacte plusieurs activités agricoles et d'élevage, notamment l'apiculture, quels sont les dégâts générés par la sécheresse au niveau de ce secteur ?
- L'exercice de l'apiculture suppose l'adéquation de facteurs impliquant trois composantes principales : les conditions météorologiques, le couvert végétal et la colonie d'abeilles. Seule la 3ème composante est contrôlable par l'agent qui exerce le métier d'apiculteur. Celui-ci n'a aucune influence sur les conditions climatiques qui régissent la région et qui affectent principalement le couvert végétal qui constitue la source d'affouragement des abeilles. Elles affectent aussi directement la colonie et l'apiculteur qui doit s'adapter à chaque situation en choisissant les méthodes techniques d'intervention les plus adaptées à chaque situation. Il est donc évident que si les conditions climatiques sont défavorables, le couvert végétal sera affecté qualitativement et quantitativement à travers les réactions des plantes pour essayer de s'acclimater aux conditions particulières.
* Le contexte de la sécheresse étant confirmé, quelles sont les mesures à prendre par les différents acteurs concernés pour rétablir l'équilibre du secteur ?
- Je suis pessimiste, l'équilibre est impossible à rétablir. Il faut juste appliquer les mesures qui peuvent atténuer le déséquilibre. Ceci ne peut se faire que par les apiculteurs eux-mêmes qui doivent améliorer et adapter leurs interventions aux contextes de la sécheresse actuelle. Les interventions ne doivent pas être celles pratiquées dans les années climatiquement normales. D'autre part, les apiculteurs doivent adapter le nombre de colonies dans une région aux capacités prévisionnelles de production. La concentration des colonies au niveau des sites ne contribue qu'à la propagation des maladies en l'absence d'un programme national de lutte contre les maladies et les ravageurs des abeilles et à une productivité limitée, étant donné les rares ressources à partager entre les apiculteurs et entre les colonies.
* Quel est l'impact de ce déséquilibre sur la biodiversité ?
- L'abeille et les autres insectes pollinisateurs sont un facteur important du maintien de la biodiversité. Or, l'absence ou la raréfaction des ressources végétales va affecter la population des insectes pollinisateurs qui va décliner. En déclinant, la pollinisation ne sera pas correctement réalisée et on va se retrouver dans un cercle vicieux où le serpent se mord la queue. Ceci risque de s'aggraver par l'exploitation humaine de certaines plantes (aromatiques et/ou médicinales) pour d'autres usages. Or, en période de sécheresse, la fructification et le développement végétal de ces plantes sont limités, d'où le risque de surexploitation et de disparition de certaines plantes qui constituent des composantes fondamentales de la biodiversité de certaines régions fragilisées par la succession des années sèches. Le secteur apicole a donc encore besoin d'organisation. Il n'est pas nécessaire d'augmenter le nombre de colonies, ce qui génère des conflits entre apiculteurs et exploitants agricoles, il faut améliorer la technicité des exploitants (professionnaliser la profession) et créer une collaboration win-win entre agriculteurs et apiculteurs.
Maroc - UE : Patricia Llombart Cussac se félicite du partenariat bilatéral « Le partenariat entre l'Union Européenne et le Maroc est un partenariat gagnant – gagnant et l'ouverture du marché du miel aux producteurs marocains le symbolise bien : les apiculteurs marocains vont pouvoir bénéficier d'opportunités économiques considérables et les consommateurs européens vont pouvoir découvrir des miels aux nouvelles saveurs grâce au savoir-faire et à la richesse naturelle du Maroc », a déclaré Patricia Llombart Cussac, Ambassadrice de l'Union Européenne au Maroc, lors de la 16ème édition du Salon International de l'Agriculture au Maroc (SIAM). « Le travail des apiculteurs est essentiel, tant pour notre plaisir gustatif que pour l'ensemble de l'agriculture et la biodiversité du Maroc », a-t-elle ajouté, tenant à « féliciter le ministère de l'Agriculture, de la Pêche maritime, du Développement rural et des Eaux et Forêts, ainsi que l'Office National de Sécurité Sanitaire des Produits Alimentaires, qui ont réussi à fournir les garanties nécessaires à l'UE pour permettre l'ouverture du marché européen au miel marocain ». Plan Maroc Vert : Des hauts et des bas Le secteur apicole joue un rôle socio-économique très important. En effet, plus de 36.000 apiculteurs tirent leur revenu en totalité ou en partie de cette activité. De plus, l'apiculture joue un rôle essentiel dans la pollinisation des plantes naturelles et cultivées, tout en améliorant la quantité et la qualité des productions végétales, notamment l'arboriculture fruitière, le maraîchage et les cultures industrielles. Les potentialités apicoles au Maroc sont très importantes grâce aux ressources mellifères très diversifiées, principalement les forêts d'eucalyptus, les cultures industrielles (tournesol, colza...), les plantes naturelles de montagne (thym, euphorbe, romarin, lavande, armoise), les plantes spontanées et les forêts. La filière apicole compte désormais plus de sept types de miel labellisés : il s'agit du miel d'Euphorbe de Tadla-Azilal, du miel de l'Arbousier de Jbel Moulay Abdeslam, du miel d'Euphorbe du Sahara, région de Guelmim et de Souss-Massa, du miel de Zendaz de Fès-Boulemane, et du miel de Thym du Souss-Massa. Grâce au Plan Maroc Vert (PMV), la filière a connu une évolution importante du nombre d'apiculteurs. Celui-ci est passé de 22.045 en 2009 à 36.300 apiculteurs en 2019 (soit un accroissement de 65%). La production est passée de 4.717 T en 2009 à 7.960 T de miel en 2019, soit un accroissement de 69%. Derrière cette nette progression, 850 unités de culture ont été équipées de matériaux destinés à favoriser leur production et 110 projets apicoles ont été réalisés dans le cadre des projets Pilier II, ainsi que quelque 19 projets d'agrégation autour des unités de valorisation et/ou conditionnement.