Hicham est né pour partir. À deux reprises, il a posé les pieds sur la terre d'Espagne. À chaque fois, juste avant de planter son drapeau, les forces espagnoles se sont emparées de lui et aussitôt arrivé, aussitôt expulsé « Ma conquête n'a pas commencé qu'elle avait déjà terminé, mais j'ai pas dis mon dernier mot » me dit-il en riant. Il restait encore 20 minutes avant la rupture du jeûne. Avec son oeil de pirate, il se sentait d'attaque pour une petite séance de shooting. Je marchais vers la mer pour admirer le coucher de soleil et me voilà en train de prendre en photos Hicham assis, Hicham debout, Hicham couché, Hicham de dos, Hicham de profil, Hicham qui salue un ami, Hicham qui chante, Hicham qui crie son discours de victoire à la terre entière « Braves gens, l'ennemi est devant vous » Et en montant le volume de sa voix dix fois plus fort « il est aussi derrière.. ». Des rires éclataient. La mer, le coucher de soleil, ça sera pour une autre fois. Dans ce petit bout du Mellah, quartier réservé autrefois aux marocains de confession juive, Hicham est chez-lui. Tout le monde le connaît et tout le monde apprécie sa bonne humeur, sa jovialité, sa joie de vivre et sa disponibilité à aider son prochain. Mais Hicham rêvait encore de partir « La troisième sera la bonne » Mais tu n'es plus seul Hicham, tu es marié maintenant et père d'une petite fille. « Et alors, Tarik Inbou Ziad était aussi marié et avait des enfants, cela ne l'a pas empêché de « brûler ». Ma femme, ma fille me rejoindront aussitôt que j'aurais reconquis l'Andalousie. Si les espagnoles se sentent chez-eux à Ceuta et Melilia, j'ai le droit de me sentir chez-moi à Grenade ou à Sévilles ». Longtemps Hicham était coursier mais sans carroussa. Je l'ai souvent vu porter sur le dos des tables, des lits, des matelas. Cette fois, il était fier de posséder sa carroussa ce qui améliorait beaucoup ses conditions de travail. Mais pas assez pour laisser tomber l'idée de « brûler » de nouveau les frontières. Qu'est-ce que tu auras là-bas que tu n'as pas ici ? « C'est toi qui me demande ça? » Oui je te le demande parce que tu ne parles aucune langue européenne. Tu n'as aucun diplôme, aucune formation professionnelle. Pourquoi ils t'ouvriront leur porte. Sa réponse était prête depuis des siècles « Quand les européens entraient chez-nous, ils n'avaient pas besoin de visa. Chez-nous, ils se sentaient et se sentent toujours chez-eux. Ils ne parlaient et ne parlent toujours pas notre langue. Beaucoup de marocains sans diplômes, sans formation et sans langues ont fait leur vie là-bas et partout dans le monde. Moi j'ai mieux que les diplômes, j'ai mes muscles. L'Europe en a encore besoin ». Sur ces mots, Hicham m'a fait signe de le suivre. Dans quelques minutes, c'est la rupture du jeûne. Des hommes sortent leurs repas. Hicham passe d'une table à l'autre en me présentant à ses amis coursiers et puis il m'amène à un autre décor. À l'entrée de la grande ruelle du Mellah, une table nous attendait. Nous sommes chaleureusement invités à partager le repas. Achraf me présenta le couscous de sa mère. Je ne résiste pas. Ça goûte très bon. J'en perds les mots. Hicham m'a présenté à chacun en précisant que je suis le fils de... Au bout de quelques présentations, j'avais l'impression d'être dans une soirée hommage à mon père. Chacun avait une anecdote à raconter sur lui. Et chacun priait le Seigneur de l'honorer de sa bénédiction. Pour mettre un frein à cette émotion inattendue, j'ai prié à mon tour le Seigneur « Qu'il bénisse les parents de celle qui a fait ce couscous ». Autrefois, un roi du Maroc a voulu protéger la population juive de l'intolérance de quelques fanatiques. Il leur a réservé un espace à côté de son palais, à Fès. Dans cet endroit on conservait certains aliments avec le sel, d'où le mot "Mellah". Une traduction en arabe et en hébreu du mot "sel". Ainsi le Mellah est né. Après les départs massifs des juifs du Maroc il y a 60 ans, les populations musulmanes ont pris place dans tous les Mellah du Maroc. Celui de Rabat abrite une population qui a développé une grande appartenance au quartier. Quand on vient du Mellah, on ne vient pas d'ailleurs. Mais le Mellah est aussi le quartier ou la densité de population est une des plus importante au Maroc. Pour Hicham, c'est aussi une des raison qui le pousse à partir. «Le Mellah, c'est mon quartier, c'est ma famille, c'est ma vie, mais pas toute ma vie. Un moment donné il faut quitter la famille pour voler de ses propres ailes. Non?». Après une dernière photo prise dans la ruelle de son enfance, j'ai quitté Hicham. Aussitôt, Michel Sardou s'est imposée dans ma tête.. "Mes chers parents, Je pars. Je vous aime, mais je pars..." 9 ans après ma rencontre avec Hicham, il n'est toujours pas parti. Chaque année, je le croise et son rêve est resté intact. Mais, cette fois, Hicham avait le sourire blême « J'ai encore plus de raisons pour partir. As-tu vu ce qu'ils ont fait du Mellah. Ils ont commencé les travaux de réhabilitation. ça allait bien. Nous étions heureux de voir enfin notre Mellah prendre couleurs. Ils ont rénové beaucoup de maisons du côté le moins pauvre et puis un jour, pour je ne sais quelle raison, ils ont arrêté les travaux. Moi et mes voisins, nous attendions notre tour. Nous attendons toujours ». Depuis 2019, la médina de Rabat dans son ensemble a fait l'objet d'une grande réhabilitation mobilisant un investissement de 625 millions de dirhams. Un chantier d'envergure dont les résultats sont fort appréciés aujourd'hui par les touristes dans plusieurs artères de la médina. Mais les travaux de réhabilitations ne concernaient pas uniquement les artères, les maisons aussi! La réponse des autorités locales aux résidents qui se plaignaient de ne pas avoir bénéficié du soutien de l'état: Il n'y a plus de budget. Hicham fulmine « Je ne suis pas sûr que sa Majesté apprécierait apprendre qu'il n'existe plus de budget pour compléter la réhabilitation du quartier le plus pauvre de Rabat ». On peut lire effectivement dans un article de Tourismapost que la réhabilitation de Rabat est une volonté royale. « Rabat se veut devenir le symbole de la culture Marocaine ». Aussi pauvres soient-ils, les résidents du Mellah et leurs maisons, font partie intégrantes de la culture et l'histoire marocaine. Le contraste entre les parties réhabilitées du Mellah et celles non réhabilitées est flippant. Regardez les photos de Dar dbegh qui donne sur le fleuve et celle d'une maison en ruine juste à côté, ou de cette maison dont les plafonds sont soutenus par des barres de fer. Cela se passe de commentaires. Déjà, dans un précédent article publié il y a un an, j'attirais l'attention sur une maison en ruine sur la rue Boujnouh au Mellah, qui constitue un danger publique. Rien n'a été fait pour éviter un malheur, faute de budget! « Je finirais par réaliser mon rêve, mais j'aimerais laissé derrière moi un Mellah moins défiguré. Je suis sûr que si sa Majesté venait faire un tour au Mellah, les budgets renaîtront et moi je quitterais pour l'Andalousie, le coeur tranquille » Hicham, enfant du Mellah!