Officialisée ce 12 avril, la cession de la filiale marocaine de la Société Générale au groupe Saham s'inscrit dans une tendance plus globale, celle du retrait progressif des banques françaises du marché africain. Le 12 avril, un communiqué du groupe Société Générale a annoncé la conclusion d'un accord avec le groupe Saham en vue de la cession de Société Générale Marocaine des Banques (SGMB) et de La Marocaine Vie. Le groupe dirigé par Moulay Hafid Elalamy va débourser 745 millions d'euros afin d'acquérir les 57,67% du capital de la banque détenus par le groupe français Société Générale incluant ses filiales, en plus de l'intégralité des parts détenues par Sogécap dans la compagnie d'assurance La Marocaine Vie. L'opération devrait être bouclée d'ici fin 2024, après accord de Bank Al-Maghrib, du Conseil de la Concurrence, de l'Autorité de contrôle des assurances et de la prévoyance sociale (ACAPS) et de l'Autorité marocaine du marché des capitaux (AMMC), et sera accompagnée d'une offre publique d'achat (OPA) obligatoire sur les titres d'Eqdom, cotée à la Bourse de Casablanca. A sa conclusion, cette opération sera la deuxième du genre en deux ans. En décembre 2022, le groupe Holmarcom avait officialisé l'acquisition de la participation totale du français Crédit Agricole dans Crédit du Maroc, soit 78,7%. Quant à la dernière banque marocaine encore aux mains des Français, la BMCI (BNP Paribas), son avenir fait l'objet de spéculations depuis plusieurs années. Ce mouvement de retrait des banques françaises au profit d'investisseurs marocains n'est pas uniquement constaté au Maroc, mais également dans d'autres pays africains. Fin 2019 par exemple, la Banque Centrale Populaire a repris les participations du groupe français Banque Populaire Caisse d'Epargne (BPCE) au Cameroun, en République du Congo et à Madagascar. Alors que les investisseurs marocains cherchent à exploiter la situation pour étendre leurs activités en Afrique, comment interpréter ce désintérêt croissant des banques françaises envers le marché africain ?
Manque de synergies Plusieurs facteurs expliquent ce retrait progressif, dont le principal est l'intégration stratégique. "Ces dernières années, les grands groupes bancaires français ont pris conscience qu'intégrer les activités de banque de détail et banque commerciale dans des pays en Afrique s'avérait assez compliqué", nous explique Rafael Quina, directeur Senior des institutions financières auprès de l'agence Fitch Ratings. En effet, "ces marchés n'ont pas forcément la même structure bancaire qu'en France ou en Europe, les environnements concurrentiels ne sont pas les mêmes, les stratégies produits sont différentes et les pratiques d'octroi pas toujours en ligne avec ce que l'on peut voir en Europe occidentale", poursuit-il. Cela limite les possibilités de synergies avec les autres métiers bancaires, ce qui ne permet pas à ces groupes de maximiser le retour sur fonds propres et rend difficilement justifiable le maintien de filiales dans ces pays. A cela s'ajoute la dimension risque, que ce soit risque au bilan (crédit essentiellement mais également risque de change), ou bien encore les risques de gouvernance, géopolitiques et risques réglementaires. "Ces risques jouent beaucoup dans la décision de retrait des banques françaises. Cela se voit dans les métriques de coût du risque. Ces activités en Afrique avaient parfois des coûts du risque nettement plus élevés que ces mêmes opérations dans d'autres pays", analyse Rafael Quina. D'ailleurs, Société Générale a tenu à préciser dans son communiqué que la cession de sa filiale marocaine aurait un effet positif estimé à environ 15 points de base sur le ratio Common Equity Tier1 (CET1) du groupe à la finalisation de l'opération. Ce ratio de solvabilité mesure le capital de base de première catégorie par rapport à ses actifs pondérés en fonction des risques.
Aversion au risque Contrairement à leurs concurrents locaux, les groupes français sont désavantagés par la réglementation européenne, notamment dans l'octroi de crédits. "Lorsque vous avez des actionnaires français et européens, qui, eux, sont soumis à la réglementation de la Banque Centrale Européenne (BCE), et donc qui doivent appliquer des critères d'octroi plutôt conservateurs, parfois cela amène à ne pas pouvoir mener tout un tas d'affaires dans certains pays africains", détaille notre spécialiste des institutions financières. Effectivement, la BCE demande régulièrement à consulter les cadres d'appétence pour le risque (Risk-Appetite Statement) des filiales à l'étranger des banques européennes, afin de vérifier si ces dernières sont bien en cohérence avec la politique du groupe. Pour éviter d'être pénalisés, ces groupes vont œuvrer pour davantage d'harmonisation des processus de gestion du risque, de manière à rassurer le superviseur sur la maîtrise des risques dans leur bilan. Par conséquent, ces banques françaises se voient handicapées dans leur volonté d'accroître leur présence dans des marchés pourtant en forte croissance. "Si une banque n'est pas prête à prendre beaucoup de risques, elle n'aura pas la possibilité d'aller chercher cette croissance, par rapport à des banques présentes localement, et qui ont d'autres contraintes, d'autres superviseurs et ne sont pas tenues d'appliquer les mêmes règles", nous indique Rafael Quina.
Prochain candidat Alors que le retrait de Société Générale du marché marocain a pu surprendre certains, pour ceux qui ont scruté de près l'évolution du groupe bancaire français ces dernières années, cette décision n'était guère inattendue. "La direction de Société Générale a effectué récemment une revue stratégique de son portefeuille en Afrique", nous apprend Rafael Quina. A cette occasion, le groupe s'était désengagé à la mi-2023 de plusieurs pays africains, à savoir la Mauritanie, le Congo, le Tchad et la Guinée Equatoriale. Le spécialiste du monde financier et bancaire s'attend à d'autres cessions de filiales africaines dans les mois à venir. Quelques années auparavant, le groupe dirigé par Slawomir Krupa avait initié la même stratégie en Europe de l'Est. Entre 2016 et 2018, Société Générale cède ses participations dans pas moins de dix banques pour se recentrer sur trois pays : la République tchèque, la Roumanie et la Russie. "Dans les deux premiers cas, les filiales ont de très bonnes parts de marché localement. Et la Russie parce qu'il y avait à l'époque un potentiel de croissance, mais elles se sont retirées peu après le déclenchement de la guerre en Ukraine", commente notre expert. Seule la BMCI résiste encore à cette marocanisation du secteur bancaire, mais pour combien de temps ? "BNP Paribas a fait la revue stratégique de sa présence en Afrique en 2019-2020. En général, c'est un groupe assez attentif à la performance de ses filiales, et réévalue régulièrement la pertinence de rester dans tel ou tel pays ou segment d'activité", nous révèle Rafael Quina. Si le groupe BNP Paribas veut effectivement se désengager du Maroc, il aura la tâche complexe de trouver un repreneur avec une surface financière suffisante. A côté de Holmarcom et Saham, qui aura les reins assez solides pour se lancer dans une telle aventure ? L'avenir nous le dira. 3 questions à Rafael Quina "Les banques européennes cherchent à mieux se recentrer sur leurs marchés domestiques" * Ce retrait est-il particulier aux banques françaises ? Ou bien s'agit-il du même phénomène ailleurs ? - C'est un mouvement de retrait assez général en Europe. Des banques comme Barclays ou Standard Chartered se sont également retirées de certains marchés africains. Ce qu'on a observé chez les grandes banques européennes ces dernières années, c'est un moindre appétit pour les marchés émergents en banque de détail, pour mieux se recentrer sur leurs marchés domestiques et poursuivre des axes de diversification métier à l'international (BFI, wealth et asset management, entre autres). Les groupes bancaires français ou même européens qui se sont retirés des marchés africains ces dernières années avaient l'idée de déployer leur capital dans d'autres segments ailleurs, là où ils estiment avoir plus de retours sur fonds propres.
* La généralisation des KYC (Know Your Customer) a-t-elle joué dans cette aversion au risque ? - De façon similaire aux processus de risque, le KYC est un gros sujet, que vous soyez en banque de détail ou en banque privée. Le KYC est encore plus poussé lorsqu'il s'agit de banque privée. La banque va chercher par exemple l'origine des richesses de la personne, si elle est considérée comme PPE (Personne Politiquement Exposée). Il y a pas mal de questions assez intrusives à poser. Les banques françaises ont, ces dernières années, passé au peigne fin leur portefeuille de banque privée, en particulier à l'international, de manière à réduire leur exposition aux risques de sanctions. * Cela peut-il s'expliquer par le traumatisme de la sanction américaine sur BNP Paribas ? - L'amende des autorités américaines, remontant à quelques années, a marqué BNP Paribas. Ils ont changé beaucoup de choses dans leurs dispositifs. Cela a probablement servi d'exemple pour d'autres banques. La plupart des banques européennes prennent le risque de sanctions américaines relativement au sérieux. Elles disposent d'outils pour surveiller des listes de clients, et dès qu'une sanction est appliquée sur un client, les départements juridiques des grandes banques reçoivent des alertes, ce qui leur permet immédiatement de recenser l'exposition sur ces clients, et, si nécessaire, les actifs sont gelés. Banques européennes : Cap sur l'Asie ? Comparativement au continent africain, l'Asie de l'Est et l'Asie du Sud-Est sont des régions économiquement plus dynamiques, avec des marchés financiers plus matures et des segments en forte croissance tels que le corporate et la gestion de patrimoine. En se retirant de l'Afrique, les banques européennes cherchent-elles à se redéployer géographiquement dans ces zones ?
« Hormis quelques banques européennes qui ont des activités de détail en Asie, notamment HSBC ou Standard Chartered, les autres banques se concentrent plutôt sur la banque de financement et d'investissement (BFI), la gestion d'actifs et la banque privée », commente Rafael Quina.
Dans ces pays, les banques peuvent tirer parti des synergies entre la banque privée (pour les clients fortunés) et la BFI. En Chine, en Corée du Sud ou même au Vietnam, ces banques peuvent accompagner les entrepreneurs à la fois dans le développement de leur entreprise et dans la gestion de leur patrimoine particulier (placements, investissements, transmission...). Ces synergies très profitables pour les banques restent très limitées sur le marché africain. Secteur bancaire : Que vaut la SGMB ? En cédant sa filiale au Maroc, Société Générale (SG) se retire de son principal marché en Afrique. Selon les résultats de la banque en 2023, SG Maroc a réalisé un résultat net consolidé de 1,3 milliard de dirhams, en progression de 8,27% par rapport à l'année précédente. Pour ce qui est du produit net bancaire (PNB), il a atteint en 2023 5,57 milliards de dirhams, en progression de 7,26% par rapport à 2022. En comparaison au PNB du groupe, Société Générale Maroc représente environ 2% du groupe Société Générale.
Sur le marché marocain, SG arrive quatrième, loin derrière le trio de tête (Attijariwafa Bank, Banque Centrale Populaire et BMCE Bank of Africa), avec une part de marché de près de 8% pour les crédits et 6% pour les dépôts. La banque dispose de plus d'une dizaine de filiales (Sogecapital Bourse, Sogecapital Gestion, Sogelease, Athena Courtage...), en plus de participations dans d'autres entreprises comme Eqdom (55,21%) et la Marocaine Vie (49,1%).
En termes d'image, Société Générale Maroc ou Société Générale Marocaine de Banques (SGMB) jouit d'un prestige assez singulier au Maroc, du fait de sa très longue Histoire. En effet, il s'agit d'une des premières banques internationales à s'installer au Maroc en 1913, avec deux agences à Tanger et à Casablanca. Aujourd'hui, SG compte plus de 400 agences, près de 3.150 collaborateurs en banque, et plus de 4.000 pour tout le groupe.