La COP28 marque-t-elle vraiment le début de la fin des énergies fossiles ? Spécialiste de l'énergie, Amin Bennouna livre sa vision chiffrée d'un monde dépendant des énergies fossiles depuis de nombreuses années. * À la COP28, le monde a dit adieu aux énergies fossiles. Comment accueillez-vous cet accord ?
- Pour bien exprimer que ce n'est que le début du commencement, je dirais qu'on commence bien par un « bismillah », alors pourquoi ne le ferait-on pas suivre, très symboliquement, d'un « adieu aux fossiles ». À part le côté solennel, et pour l'instant sans détails, j'apprécie cela énormément. En effet, du point de vue de la lutte contre le réchauffement climatique, le minimum était de valider, au moins le principe, et fût-ce au minima, de ce qui était recommandé par l'Agence Internationale de l'Energie. Ceci étant dit, il est difficile d'imaginer que le Maroc puisse éviter de passer par une « phase gaz naturel » pour baisser son empreinte carbone en attendant une décarbonation complète et il faut donc voir en quelles phases la prochaine COP déclinera-t-elle cet « adieu ».
* Une transition vers l'abandon du fossile, c'est une mention utilisée pour la première fois dans cet événement mondial. En cela, l'accord a été jugé historique. S'agit-il d'un signal fort pour un engagement mondial vers la sortie du fossile à 2050 ? En êtes-vous sceptique ?
- Sceptique, non, parce qu'on en attend toujours trop des COP qui ressemblent plutôt à des éléphantes, qui accouchent de souris dans un monde qui a une énorme inertie et qui reste traversé par trop d'intérêts divergents. Je prends quand même ça comme un signal fort, mais sans plus. Car les opinions publiques et surtout les gouvernements devront mettre les prochains mois et années à « digérer ». A partir de maintenant, chacun devra se dire : « Zut ! Maintenant que la COP l'a décidé, comment va-t-on le faire ? ». En fait, beaucoup de gens, dont je suis, craignaient que cette opportunité soit encore ratée pour dire au moins ce symbolique « adieu aux fossiles » à cause de la très forte présence (2.400 délégués, dit-on) de lobbyistes des combustibles fossiles aux EAU, mais en fait, maintenant, j'en fais une lecture inverse. C'est parce que ces lobbys savaient que le vent tournait et qu'ils se sont présentés en force pour ralentir quelque chose d'inéluctable.
* On déplore le manque de financements pour les énergies décarbonées dans les pays en développement (PVD). Qu'en dites-vous ?
- Oui, évitons de parler des financements pour l'adaptation qui sont plus complexes parce que, souvent, ils ne sont pas rentables et pour lesquels tout porte au pessimisme. Par contre, je suis un peu plus optimiste sur le financement de l'atténuation, c'est-à-dire des énergies décarbonées. Parce que tout simplement les fers de lance de la lutte contre le changement climatique que sont l'éolien et le solaire sont déjà les moyens de production d'énergie électrique qui, tout en offrant la modularité que nécessitent les pays en développement, assurent la meilleure rentabilité des investissements et ceci est un gage de disponibilité de financements.
Le stockage d'énergie pallie complètement à leur intermittence, mais leur utilisation restera plafonnée tant que le coût de cette énergie stockée, qui baisse régulièrement, ne descendra pas en dessous des valeurs seuil de compétitivité. Pour ce qui concerne l'électronucléaire, la plupart des PVD, dont le Maroc, ne sont pas encore capables d'absorber la production des grands réacteurs conventionnels dont la capacité unitaire dépasse les 1.000 MW avec une production annuelle atteignant les 7000 GWh.
Par contre, les petits réacteurs modulaires (SMR), dont on nous promet qu'ils auront des capacités mieux adaptées à la demande des PVD, leur développement est loin d'être fini et les coûts de production de toute la filière nucléaire sont encore sujets à caution tant les prévisions des coûts des chantiers réels sont fréquemment démultipliées.
* La balle est désormais dans le camp des gouvernements mais aussi celui des investisseurs dans le fossile. Où en est le Royaume avec les énergies fossiles ?
- Bien sûr que chacun (gouvernements et énergéticiens fossiles) devra envisager le mode de sortie des fossiles qui l'arrange le mieux mais, au moins, si le chemin n'est pas indiqué, la destination est fixée. Pour ce qui concerne le Maroc, pour l'instant, il n'y a pas encore de prémisses sérieuses de pompage de pétrole, mais il y a un sérieux espoir d'extraction de gaz naturel de quantités qui dépasseraient légèrement le marché d'aujourd'hui.
Mais cela tombe bien que ce soit du gaz naturel car c'est le moins émetteur de gaz à effet de serre des combustibles fossiles à condition de travailler avec une tolérance zéro sur ses fuites. En 2019, dernière année « normale » avant COVID, le Maroc a utilisé 0.884 Mtep de gaz naturel pour produire de l'électricité et seulement 0.083 à d'autres fins, à cause du manque de ressources et de l'absence de réseau de distribution.
Pourtant, divers usages professionnels de chauffage, 1.854 Mtep de charbon, 0.683 Mtep de fuel et 0,215 Mtep de propane, soit un total de 2,75 Mtep et 12% de l'énergie totale consommée dans le pays, pourraient potentiellement être substitués par du gaz naturel, moins polluant. Par ailleurs, avant d'aller vers une décarbonation complète de l'électricité produite au Maroc (67% de la production nette locale d'électricité en 2019), nous passerons sans doute par une sortie du charbon au profit du gaz naturel moins polluant.
Ceci indique l'intérêt du gazoduc Nigeria-Maroc et des investissements de Afriquia dans le domaine. Quant aux combustibles liquides, ils ne pourront pas être substitués tant que la mobilité électrique ne sera pas instaurée de façon substantielle et que l'intensité des émissions ne sera pas descendue en dessous de 500 à 550 grammes d'équivalent CO2 par kWh d'électricité produite au Maroc car, à service identique, recharger une batterie de voiture sur le réseau marocain actuel (80.7% de fossile en 2019) pollue un peu plus qu'une voiture diesel récente.
* Sommes-nous outillés pour sortir du fossile rapidement ?
- Non. Mais qui est vraiment outillé pour sortir des fossiles ? Il va pourtant falloir le faire, à commencer par les pays qui émettent le plus de gaz à effet de serre.