Dans cette interview, le Secrétaire général de Transparency Maroc Ahmed Bernoussi analyse le dernier rapport annuel de l'INPPLC, qui met en lumière la persistance de la corruption au Maroc, malgré les efforts fournis ces dernières années. Les derniers chiffres alarmants de la corruption dans le rapport de l'INPPLC signifient-ils l'échec des efforts de lutte contre la corruption, notamment la stratégie nationale de lutte contre la corruption ?
Le Maroc est en train de reculer depuis 2018 en matière de classement de l'indice de perception de la corruption. En 2018, il occupait la 71e place avec une note de 43 sur 100, attribuée à l'adoption de la loi d'accès à l'information, nécessaire pour intégrer le partenariat pour le gouvernement ouvert. Cependant, en 2022, l'indice a chuté à 38 sur 100, représentant un recul de 5 points et le ramenant à la 94e place parmi 180 pays, soit une baisse d'environ 15 rangs.
Ce déclin suggère que le Maroc ne déploie plus d'efforts significatifs dans la lutte contre la corruption, laissant d'autres pays le surpasser. La stratégie nationale de lutte contre la corruption adoptée en décembre 2015 a été gelée, et aucun gouvernement, précédent ou actuel, n'a réellement œuvré à sa mise en œuvre.
Bien que le gouvernement actuel ait déclaré la lutte contre la corruption comme une priorité, aucune action concrète n'a été observée. Au contraire, le projet de loi sur l'enrichissement illicite a été retiré après cinq ans de discussions au Parlement.
Selon vous, pourquoi le Maroc n'arrive pas à évoluer dans les classements internationaux de perception de la corruption ?
Aujourd'hui, le gouvernement actuel, dans sa déclaration gouvernementale, a affirmé qu'il ferait de la lutte contre la corruption une priorité. Cependant, jusqu'à présent, aucune action concrète n'a été observée. En dépit de cette situation, plusieurs lois cruciales demeurent non promulguées pour assurer une véritable lutte contre la corruption, mettant en lumière le besoin pressant de leur exécution et mise en œuvre.
Actuellement, il n'existe toujours pas de loi sur les conflits d'intérêt, bien que la constitution de 2011 prévoit une telle régulation. Cette lacune permet à de nombreuses personnes vivant dans des pays d'intérêt d'occuper des postes gouvernementaux, entravant ainsi les progrès dans la lutte contre la corruption.
Face à cette stagnation, Transparency Maroc a pris l'initiative d'interpeller le chef du gouvernement en 2022, demandant des clarifications sur la stratégie gouvernementale en matière de lutte contre la corruption ainsi que sur son plan d'action. Dans un mémorandum, l'organisation a formulé plusieurs propositions urgentes, notamment la création d'un corpus réglementaire anti-corruption efficace.
Parmi ces propositions figurent la révision de la loi sur la déclaration du patrimoine, la modification de la loi des dénonciateurs de la corruption pour permettre aux citoyens, notamment aux employés du secteur public ou privé, de dénoncer la corruption en toute tranquillité vis-à-vis de leur carrière.
Un projet de loi sur le conflit d'intérêts est également préconisé, tout comme l'amendement de la loi d'accès à l'information, jugée actuellement trop restrictive, en particulier pour les journalistes. Le constat que même une commission parlementaire, lors de la pandémie de Covid-19, n'a pas reçu suffisamment d'informations des ministères des Finances et de la Santé souligne l'urgence de réformes significatives.
La stagnation persistante et le recul apparent du Maroc dans la lutte contre la corruption sont attribuables à un manque de volonté politique et d'engagement des pouvoirs publics. Cela souligne la nécessité urgente de passer à l'action pour inverser cette tendance préoccupante. Voilà pourquoi le Maroc n'avance pas. Il est plutôt en train de reculer. Et c'est tout simplement parce qu'il n'y a pas de volonté politique pour avancer.
Quelles actions concrètes Transparency Maroc préconise-t-elle pour inverser cette perception et combattre de manière efficace la corruption ?
Comme je vous l'ai indiqué précédemment, nous avons interpellé le Chef du gouvernement par le biais d'une lettre et d'un mémorandum, dans lequel nous lui avons exposé notre vision stratégique ainsi que nos recommandations urgentes. Malgré ces démarches, de nombreuses actions demeurent nécessaires.
Le respect des institutions constitue un point crucial dans cette lutte. De nombreux organismes institutionnels ont formulé des recommandations, mais le gouvernement actuel semble les ignorer. À titre d'exemple, le Conseil de la concurrence a mené une étude en 2022 révélant d'importants bénéfices réalisés par les distributeurs de carburant.
Cette rentabilité est nettement supérieure à celle observée lorsque le marché était sous le contrôle des pouvoirs publics avant 2016. Le Conseil de la concurrence a préconisé une taxation équivalente à celle des organismes monopolistes, comme les banques, soit 37% du chiffre d'affaires plutôt que du bénéfice. Une taxe spéciale a également été suggérée compte tenu des profits exceptionnels générés par ces sociétés.
Malheureusement, le gouvernement marocain a ignoré cette proposition, préférant sanctionner les neuf sociétés distributrices à hauteur de 1,84 milliard de dirhams. Cette somme paraît insignifiante face aux profits considérables engrangés par ces entreprises, évalués à un bénéfice supplémentaire de 8 milliards de dirhams par an depuis 2016, totalisant ainsi 60 milliards de dirhams. Cette situation soulève des préoccupations quant à la volonté du Conseil de la concurrence d'endiguer ces pratiques.
Un second exemple concerne le Conseil économique et social et de l'environnement, qui, dans son rapport de 2019, a souligné les carences importantes dans le monde rural et les régions montagneuses, telles que le manque d'infrastructures, de services sociaux, de routes, et de distributions d'eau potable. Malgré ces constats, aucune action significative n'a été entreprise jusqu'à présent.
Le séisme du 8 septembre a exacerbé les difficultés dans ces régions, entraînant d'importants dégâts, des milliers de morts et de blessés. Reconstruire la région nécessiterait, selon les chiffres du gouvernement, 120 milliards de dirhams. Si la corruption était combattue de manière efficace, les experts, y compris la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, estiment que le Maroc pourrait récupérer plus de 5% de son produit intérieur brut, soit plus de 50 milliards de dirhams par an. Ces fonds pourraient être investis dans l'amélioration des écoles, des institutions de santé, et des services sociaux, permettant au Maroc d'aspirer à un classement bien meilleur que la 123e place sur 180 pays actuellement occupée au niveau de l'indice du développement.