Le meurtre de ressortissants franco-marocains près de Saïdia a suscité une vive polémique au niveau national et international. Alors que les autorités algériennes viennent de reconnaître via un communiqué officiel de leur ministère de la défense, leur responsabilité pleine et entière dans ce double assassinat tout en essayant maladroitement de s'en dédouaner, quelles sont les voies de recours pour des justices marocaine et française ? Qu'en dit le droit international ? Et quelle incidence sur l'Algérie ? Le point. «Ils ont tué mon frère sous mes yeux !». Le visage pale, les larmes aux yeux, Mohamed Kissi, a raconté le déroulement de ce qui devait être une simple virée en jet-ski, supposée être fun, mais qui s'est transformée en un drame, dont les faits ont chamboulé l'opinion publique nationale et internationale. Son frère Bilal et son ami ont été tués à froid par les garde-côtes algériens, tandis que leur troisième compagnon a été arrêté, puis mis derrière les barreaux. «Nous étions perdus en mer et à un moment donné nous nous sommes retrouvés en eaux algériennes, en apercevant un zodiac noir algérien se diriger vers nous», a déclaré Mohamed, tout en expliquant qu'à la base ils cherchaient simplement à passer une bonne journée de vacances à Cap de l'eau, pas plus. Selon ce dernier, son frère aurait échangé avec les autorités algériennes, et leur aurait expliqué la situation, avant de reprendre la route vers Saïdia, grâce aux informations communiquées par ces mêmes garde-côtes. Mais là, coup de théâtre ! Une série de coups de feu ont été tirés par les autorités algériennes et ont fini par tuer deux personnes. Le ministère algérien de la Défense, qui confirmé la mort des vacanciers suite aux coups de feu des autorités algériennes, a essayé de justifier cet acte barbare et irresponsable dans un communiqué en avançant que des tirs de sommation auraient été effectués puis des "coups de feu tirés" après que que les personnes concernées aient refusé d'obtempérer et auraient pris la fuite en effectuant des manoeuvres dangereuses. Un des jet-skis a été immobilisé, alors deux autres ont pris la fuite, a ajouté le ministère, sans donner plus de détails. La justice entre en jeu Si pour l'instant Rabat ne s'est pas encore exprimée sur ce drame, le tribunal d'Oujda a ordonné, le 29 août courant, l'ouverture d'une enquête sur la base des déclarations de Mohamed Kissi. Le parquet a donné ses instructions à la Gendarmerie Royale, afin de recueillir les informations nécessaires sur les circonstances dudit incident dramatique. Etant donné que les victimes sont franco-marocaines, le parquet de Paris a également été avisé par le Quai d'Orsay pour l'ouverture d'une enquête.
«Avant de se prononcer sur cette affaire, il faut d'abord attendre les résultats de l'enquête. Mais une chose est sûre, c'est que peu importe les circonstances, tuer des personnes en mer, alors qu'elles ne constituaient aucun danger, est interdit par le droit international», nous déclare Mohamed El Idrissi, Président du Collège des Experts Maritimes du Maroc, qui appelle également à l'ouverture d'une enquête internationale. «Des sanctions, notamment économiques, peuvent être prononcées par le Conseil de Sécurité des Nations Unies, s'il y voit une menace à la paix et à la sécurité internationale», Raphaël Maurel Celle-ci permettra, selon notre interlocuteur, de situer la localisation des victimes au moment de l'incident, car les lois qui s'appliquent dans le domaine maritime dépendent des zones territoriales. «Il faut donc voir, si c'est au niveau de la zone territoriale (22 km environ), la zone économique exclusive (370 km), ou la zone internationale au-delà des 200 miles», explique El Idrissi, ajoutant, néanmoins, que quiconque a un droit de passage inoffensif même dans les eaux territoriales d'un autre pays. Même son de cloche du côté de Raphaël Maurel, maître de conférences en droit international à l'Université de Bourgogne, membre du CREDIMI (Centre de Recherche sur le Droit International des Marchés et des Investissements), qui souligne que «si les touristes ne constituaient pas une menace - ce qu'une enquête devra déterminer -, il est difficile de ne pas voir dans l'action algérienne une violation d'un certain nombre d'instruments internationalement acceptés». On pense d'abord au droit international des droits de l'Homme et spécifiquement au droit à la vie, qui est notamment garanti par l'article 6 du Pacte international sur les droits civils et politiques de 1966, que l'Algérie a ratifié : «Nul ne peut être arbitrairement privé de la vie». «Des sanctions, notamment économiques, peuvent être prononcées par le Conseil de Sécurité des Nations Unies, s'il y voit une menace à la paix et à la sécurité internationale», ajoute Raphaël Maurel, notant que l'affaire peut également être portée devant les juridictions internationales ou l'arbitrage international. Cependant, dans ce type de cas, la solution est généralement diplomatique. De son côté, Hassania Cherkaoui, Juriste docteur d'Etat en droit, professeur à la faculté de droit de Casablanca et conférencier en droit maritime et aérien aux USA, juge que « cette affaire est purement politique puisque ce qu'a fait la Marine algérienne viole moult conventions internationales ». La juriste qui évoque, entre autres, la Convention des Nation Unies, celle de Montego Bay qui exige également aux capitaines des navires de prêter assistance à quiconque trouvé en péril en mer, estime, toutefois, que les conséquences judiciaires dans ce genre d'affaires demeurent limitées et que «la réponse ne peut être que politique». Arbitrage international Pour sa part, le Club des Avocats au Maroc a qualifié cet épisode dramatique d'attentat terroriste meurtrier et barbare perpétré par des militaires algériens à l'encontre de civils marocains en état de détresse en mer. Il a ainsi annoncé qu'il va saisir les juridictions pénales internationales et les instances onusiennes pour rendre justice aux victimes. Le Club a également affirmé que l'Etat algérien a violé plusieurs lois internationales, dont les dispositions de la Convention sur la recherche et le sauvetage maritime (SAR) de 1979 qui oblige tous les Etats à opérer un sauvetage non-discriminatoire à raison de la nationalité ou du statut des personnes secourues. Mourad Elajouti, président du Club, évoque également un incident similaire qui s'est déroulé en 2016, où des pêcheurs marocains ont volé au secours de 9 marins algériens alors qu'ils s'étaient égarés près de la ville de Nador dans une zone maritime marocaine. Ceci dit, Raphaël Maurel nous indique que l'Algérie ayant annoncé qu'une enquête était en cours, la marge de manœuvre de la France et du Maroc paraît réduite. Sauf que la partialité du régime des généraux est de notoriété publique, surtout sur fond d'une crise sans précédent avec le Maroc, sans oublier le conflit avec la France. Néanmoins, il est arrivé que des Etats décident de «prendre fait et cause» pour l'un de leurs ressortissants dont les droits avaient été bafoués par un autre Etat.
«Cette affaire est purement politique puisque ce qu'a fait la Marine algérienne viole moult conventions internationales», Hassania Cherkaoui «C'est le mécanisme de la 'protection diplomatique', qui relève du droit coutumier non écrit en droit international, et permet à un Etat de porter devant une juridiction internationale une affaire censée être réglée devant les juridictions nationales», ajoute notre expert. La protection diplomatique n'est cependant activée qu'à la discrétion des Etats, et uniquement lorsque les voies de recours devant les juridictions nationales ont été épuisées et nous en sommes loin. «Autrement dit, il est très douteux que la France ou le Maroc s'engagent dans cette direction», estime ce membre du CREDIMI.
Par ailleurs et jusqu'à l'écriture de ces lignes, dimanche 3 septembre, et mis à part le commentaire lapidaire de Mustapha Baïtas, porte-parole de l'Exécutif, lors de la conférence hebdomadaire qui suit le Conseil de gouvernement, aucune réaction officielle n'a encore été exprimée par les autorités marocaines qui semblent prendre tout leur temps pour étudier l'affaire. Ce qui suscite de grandes interrogations et critiques au sein l'opinion publique.
Saâd JAFRI 3 questions à Raphaël Maurel « Des sanctions peuvent être prononcées par le Conseil de Sécurité des Nations Unies »
Maître de conférences en droit international à l'Université de Bourgogne er membre du CREDIMI, Raphaël Maurel nous livre sa lecture du drame de Saïdia.
- Le meurtre des deux Franco-Marocains au Nord-Est du Royaume a suscité un grand débat sur les dispositions légales face à un tel acte. Que prévoit le droit international dans un tel cas ? - À ce stade, il faut d'abord rappeler que les faits ne sont pas clairement établis, et qu'ils interviennent dans un contexte historique de tensions de grande intensité entre l'Algérie et le Maroc - la question du Sahara. Le ministère des Affaires étrangères français, qui a confirmé à ce stade le décès d'un unique ressortissant français et l'incarcération d'un second en Algérie, n'a pour l'instant pas qualifié le drame. Si les éléments relayés par les médias étaient confirmés, il s'agirait de touristes égarés dans les eaux territoriales algériennes, sur lesquels les garde-côtes algériens auraient ouvert le feu. Il est évident que chaque Etat a la souveraineté sur son territoire, qui inclut les eaux territoriales. Personne ne semble contester que les personnes concernées étaient sur le territoire algérien, ce qui fait que les autorités algériennes disposaient d'un certain nombre de pouvoirs de police leur permettant, par exemple, d'appréhender des individus en déplacement sans visa ou autorisation sur le territoire national. Cependant, si les touristes ne constituaient pas une menace - ce qu'une enquête devra déterminer -, il est difficile de ne pas voir dans l'action algérienne une violation d'un certain nombre d'instruments internationalement acceptés. En droit de la mer, il n'est certes pas toujours facile de distinguer les personnes en situation irrégulière tentant de franchir une frontière des personnes en détresse ; dans tous les cas, ouvrir le feu n'est pas une option considérée comme licite, sauf en réponse à une menace évidente. Des sanctions, notamment économiques, peuvent être prononcées par le Conseil de Sécurité des Nations Unies, s'il y voit une menace à la paix et à la sécurité internationales. Il est cependant probable qu'il ne se saisira pas de cet incident isolé. Dans la mesure où la violation de conventions internationales peut être identifiée, l'affaire peut également être portée devant les juridictions internationales ou l'arbitrage international. Mais là encore, dans ce type de cas, la solution est généralement diplomatique.
- Dans cette affaire, on critique également la violence avec laquelle les autorités algériennes ont réagi. Comment les autorités devraient-elles réagir dans le cas où elles repéreraient des individus entrant illégalement dans leur territoire ?
- En application du principe du droit à la vie, qui est largement reconnu en droit international et obligatoire pour l'Algérie dans le cas de figure, comme du droit international applicable en temps de paix, la réaction doit avant tout être non violente, surtout s'il s'agit de civils non armés. Encore une fois, l'enquête devra déterminer la mesure dans laquelle les personnes concernées ont pu être considérées comme menaçantes pour les autorités algériennes. Le droit applicable, au-delà de l'interdiction d'exécuter les personnes en question, varie d'un Etat à un autre, mais l'idée générale reste souvent celle d'une interception des personnes en vue de l'examen de leur situation. Certains Etats procèdent à des rétentions administratives ou à des reconduites à la frontière, en fonction des règles qu'ils se sont engagés à respecter auprès de leurs voisins. Parmi ces règles, il existe un principe de non-refoulement et, comme j'ai indiqué précédemment, des règles sur l'assistance en mer dont on peut ici douter du respect.
- Que pourraient faire le Maroc et la France, au niveau judiciaire, sachant que deux de leurs ressortissants ont été tués ?
- En droit international, il existe un principe bien établi qui découle de la souveraineté, c'est-à-dire de l'indépendance de chaque Etat : la compétence territoriale. Cela signifie qu'en cas d'incident ou d'infraction commise sur le territoire algérien, c'est l'Algérie qui a principalement compétence pour mener une enquête et juger les éventuels responsables. La France et le Maroc, pour autant que les victimes en sont des ressortissants nationaux, peuvent disposer d'un autre titre de compétence pour juger les responsables si l'Algérie ne se saisit pas de l'affaire - il s'agirait, ici, de la « compétence personnelle passive ». Si les responsables sont des militaires, il est cependant très improbable, voire impensable, que l'Algérie accepte de les extrader vers un pays tiers. L'Algérie ayant annoncé qu'une enquête était en cours, la marge de manœuvre de la France et du Maroc paraît réduite. Cependant, il faut avoir conscience que l'affaire est aussi, voire surtout, diplomatique. S'il y a soupçon de procès partial du ressortissant français actuellement incarcéré, la France pourra réagir et demander son extradition pour le juger en France. Elle pourra aussi plaider pour une enquête internationale faisant la lumière de manière objective sur les faits. Pour aller plus loin, il est arrivé que des Etats décident de « prendre fait et cause » pour l'un de leurs ressortissants dont les droits avaient été bafoués par un autre Etat. C'est le mécanisme de la « protection diplomatique », qui relève du droit coutumier non écrit en droit international, et permet à un Etat de porter devant une juridiction internationale une affaire censée être réglée devant les juridictions nationales. La protection diplomatique n'est cependant activée qu'à la discrétion des Etats, et uniquement lorsque les voies de recours devant les juridictions nationales ont été épuisées - nous en sommes loin - et, surtout, revêt une signification diplomatique très forte. Autrement dit, il est très douteux que la France ou le Maroc s'engage dans cette direction. Il est davantage probable que l'affaire se règle de manière diplomatique avec, le cas échéant et si l'enquête confirmait un usage démesuré de la force par les garde-côtes algériens, des excuses officielles de l'Algérie et la condamnation ou la sanction des fonctionnaires concernés. Enquête internationale : Le Club des Avocats au Maroc passe à l'acte Dans un communiqué publié samedi, le Club des Avocats au Maroc a annoncé qu'il allait saisir les instances internationales pour rendre justice aux victimes. Le Club a souligné que l'Etat algérien a violé, entre autres, les dispositions de la Convention sur la recherche et le sauvetage maritime (SAR) de 1979 qui oblige tous les Etats à opérer un sauvetage non-discriminatoire à raison de la nationalité ou du statut des personnes secourues. Il s'agit du Chapitre 2 § 2.1.1 de la convention qui dispose que « Les Parties veillent à ce que les dispositions nécessaires soient prises pour que les services requis de recherche et de sauvetage soient fournis aux personnes en détresse en mer au large de leurs côtes ». Le Chapitre 2 § 2.1.10 du même texte dispose que « Les Etats Parties doivent s'assurer que l'assistance puisse être octroyée à toute personne en détresse en mer, et ce, indépendamment de la nationalité ou des circonstances dans lesquelles cette personne a été trouvée ».