On peut convaincre les Irlandais d'accepter n'importe quoi, même une superpuissance européenne qui les oblige à légaliser l'avortement, à enrôler leurs soldats dans une armée européenne et même à abandonner leur neutralité traditionnelle. Il suffit qu'il y ait une récession grave (de tous les États membres de l'UE, l'Irlande est celui dont l'économie a le plus souffert de la crise), et soudain, toutes ces inquiétudes s'évaporent Il y a seize mois, les Irlandais avaient dit «non» au traité de Lisbonne, un accord qui prévoit d'optimiser la prise de décisions collectives au sein de l'UE. Pour la première fois, l'Union des 27 aurait été dotée d'un président, d'un ministre chargé des affaires étrangères et de règles de vote ne nécessitant plus l'unanimité à chaque proposition de politique. Vingt-six membres ont ratifié le traité via leur Parlement national, mais en Irlande, conformément à la Constitution nationale, les traités doivent être ratifiés par référendum. Résultat, des nationalistes et des gauchistes irlandais, soutenus par la presse anti-UE de Grande-Bretagne (largement diffusée en Irlande) ont lancé une campagne visant à dissuader par la peur les électeurs de voter «oui». Toutes les affirmations contenues dans la première phrase de cet article sont fausses, mais elles ont toutes joué un rôle clé dans cette campagne de dissuasion. Le «non» irlandais a interrompu le processus d'intégration européenne. Mais, par la suite, l'UE a émis diverses déclarations dans lesquelles elle promettait au gouvernement irlandais qu'elle ne ferait pas ce que le traité de Lisbonne ne lui a -de toute façon- jamais donné le droit de faire. Vendredi, on a de nouveau appelé les Irlandais à se rendre aux urnes et, cette fois, 67% d'entre eux ont voté en faveur du «oui». Les présidents polonais, Lech Kaczynski, et tchèque, Vaclav Klaus, les derniers qui avaient refusé de signer le traité, le feront avant la fin de cette année. De sorte que le traité de Lisbonne entrera en vigueur avant que l'élection britannique du printemps prochain ne porte les conservateurs au pouvoir. David Cameron, leur chef de file, sera donc libéré de sa promesse d'organiser un référendum sur le traité de Lisbonne s'il était encore sujet à débats. L'UE sortira gagnante une fois de plus. Notons que tout cet exercice est devenu nécessaire après que la proposition initiale de créer une constitution européenne fut rejetée par voie référendaire aux Pays-Bas et en France en 2005. Quand on demande aux populations des pays européens s'ils veulent «renforcer» et «approfondir» l'Union européenne, elles ont cette fâcheuse tendance à dire «non». Du coup, après une «période de réflexion», ce qui devait être la constitution de l'UE a été transformé en un simple traité qui, dans la plupart des pays membres, peut être ratifié par un vote au Parlement, sans référendum. Grâce à la discipline des partis, on s'est assuré que la plupart des députés votent dans le bon sens: 26 États membres sur 27 l'ont fait. Seule l'Irlande a demandé un traitement spécial, lequel a été dûment administré. Le déficit démocratique est manifeste ici. Ce sont les puissants qui décident, et le peuple obéit. En outre, certains puissants sont en effet très puissants et la réalité c'est que la politique de haut niveau dans la plupart des pays européens demeure un projet d'élite. Et c'est tellement vrai dans le de l'UE ! Si on avait laissé prévaloir la politique normale des pays européens, l'UE ne serait jamais née. Ce sont les élites européennes de l'après-Seconde Guerre mondiale, horrifiées par les conflits qui avaient dévasté le continent, qui ont imaginé l'objectif d'une Union européenne où les nationalismes rivaux finiraient par disparaître au profit d'une Europe paisible. De la Communauté européenne du charbon et de l'acier (CECA) en 1951, en passant par la Communauté économique européenne (CEE) en 1957, à l'Union européenne (UE) en 1993, ces élites ont créé une entité politique qui ne suscitait pas une grande demande populaire. Lorsque les nationalismes locaux se posaient en obstacle, elles tentaient de les contourner ou attendaient que les choses se tassent. C'est ce qui s'est passé en Irlande tout récemment. Bien que, pour la forme, on respecte toujours la démocratie, dans le fonds, l'esprit des grandes puissances qui régissent l'UE peut être résumé comme suit : « Nous savons ce qui est bon pour vous » et « Revotez jusqu'à ce que vous ayez compris ». Si le résultat n'avait pas été une Europe prospère, engagée dans la protection des droits humains, et continent incroyablement pacifique, on condamnerait immédiatement le projet européen.