Elle n'a ni le nom, ni les clés d'entrée pour appartenir au cercle fermé de la littérature néerlandophone. Pourtant, Aya Sabi, une jeune maroco-néerlandaise, installée en Belgique, est aujourd'hui un nom et un visage familiers des milieux culturels et littéraires néerlandophones. - Dans votre dernier roman Half Leven, vous partagez des souvenirs passés, du Maroc aux Pays-Bas, sous forme de chronique familiale. Quels souvenirs en gardez-vous ? - Je n'ai pas beaucoup de souvenirs parce que j'ai un cerveau qui est très distrait et qui ne vit pas beaucoup dans l'instant présent (rires). C'est une lutte avec moi-même pour vivre plus consciencieusement. Quand j'étais enfant, je vivais dans mes fantasmes. J'aimais vivre la vie des autres en me basant sur les histoires que je lisais. Les souvenirs que je garde en mémoire sont les souvenirs d'une enfant qui voulait faire beaucoup de choses, et qui n'avait peur de rien. J'ai de bons souvenirs des longs étés que j'ai passés au Maroc dans l'un des quartiers populaires de Casablanca d'où vient ma famille, mangeant des graines de tournesol et le jus glacé « Raibi Jamila ». -Vos écrits tournent autour de l'injustice, de l'inégalité et de l'émancipation des femmes. La place accordée à la femme dans le champ politique reste minime. Quelle est sa part de responsabilité dans cette situation ? - Il y a plus de femmes dans l'espace public, il y a plus de place pour la voix féminine. C'est une évolution qui a eu lieu au cours des dernières décennies Ce changement est lent mais régulier. Cependant, nous assistons toujours à une tendance qui fait que les femmes s'adaptent à un contexte masculin pour y survivre. Je plaide pour un monde ouvert à des qualités plus féminines. Ce dont nous avons besoin, c'est un espace public dans lequel il y ait plus de douceur et de dialogue. Tout le monde en profite, pas seulement les femmes. - Quelles sont les particularités de la littérature néerlandaise contemporaine, les genres forts, les auteurs qui l'incarnent le plus, les voix les plus prometteuses ? - De nouvelles voix émergent et des groupes minoritaires font entendre leurs voix. Elles reprennent leur propre récit. Souvent sous des formes où fiction et réalité se chevauchent, bien que cela a toujours été le cas. Chaque écrivain fait part de sa propre vie dans son histoire et ses personnages. Maintenant, un nouveau genre a émergé qui recueille ces histoires sous le nom d'«autofiction». Ce n'est certainement pas innocent, c'est parfois une façon de qualifier ces nouvelles voix qui n'appartiennent pas à l'hégémonie dominante comme des conteurs qui racontent des histoires et non comme des écrivains expérimentés qui sont capables de créer une grande littérature. L'homme blanc en tant qu'écrivain est le génie, l'artiste, tous les autres sont des conteurs qui ne sont capables que de raconter leur propre histoire ! - La part de littérature traduite du Maroc est-elle importante dans le paysage littéraire néerlandais ? - Il y a quelques livres qui font le tour du monde, apparaissent dans chaque liste de best-sellers, mais la grande majorité sont trouvés par le chercheur curieux. Ces dernières années, les écrits de Fatima Mernissi attirent plus d'attention, surtout d'un point de vue académique, parce que les femmes marocaines de la diaspora sont également à la recherche de femmes qui connaissent leur monde. Je pense que nous devons également faire une distinction entre les voix du Maroc et les voix de la diaspora. La migration concerne également les communautés des zones métropolitaines du Maroc qui ont quitté leurs villages pour s'installer dans la zone métropolitaine. Il y a des points communs entre les deux voix, mais il y a aussi des différences. Ici, la voix des écrivains de la diaspora marocaine grandit. C'est agréable à voir,mais nous avons encore un long chemin à parcourir avant que nous, écrivains, acquérions une place indiscutable ici. - A travers vos écrits, vous essayez d'attirer l'attention sur des problèmes complexes comme le racisme et la pauvreté qui touchent surtout les minorités dans les pays d'accueil. En tant que Maroco-Néerlandaise musulmane, à quel point sentez-vous la montée du racisme en Hollande et en Belgique ? - Nous y vivons une polarisation croissante. Différentes communautés sont confrontées les unes aux autres. C'est le cas depuis des années. Les médias et les hommes politiques y jouent un rôle très important. La peur est un moyen puissant de contrôler les gens, et les politiciens le savent. Cette culture de la peur est très spécifique à l'époque dans laquelle nous vivons et à l'évolution technologique. Nous savons ce qui se passe dans le reste du monde : tous les petits malheurs, les grandes catastrophes et les bévues structurelles. C'est invivable, mais nous considérons même comme positif d'être au courant de ce qui se passe dans le monde. Cependant, cela se fait au détriment de notre santé mentale. D'un autre côté, il y a eu beaucoup de solidarité, qui caractérise également les Pays-Bas. Il y a eu une solidarité sans précédent après le tremblement de terre en Syrie et en Turquie. - Quelle lecture faites-vous de la loi sur les étrangers en Hollande et en Belgique ? - Les lois sont très dures envers les sans-papiers. Nous vivons dans une bureaucratie. Sans documents, on ne peut rien faire. Ces personnes sont donc poussées vers des emplois non réglementés, ne bénéficiant pas des droits sociaux et sont sous-payées. Il y a des gens qui vivent ici depuis des années et leur situation n'est toujours pas régularisée. Certains sans-papiers ont récemment entamé une grève de la faim pour faire pression sur le gouvernement, mais cela n'a pas abouti aux résultats escomptés. Les gens vivent dans la rue dans notre capitale, et leur situation est désespérée. Il y a beaucoup d'organisations et de bénévoles qui tentent de se mobiliser là où les gouvernements échouent, mais les choses doivent structurellement changer.