Si le film Tirailleurs de Mathieu Vadepied, sorti début janvier 2023, a le mérite de mettre en lumière cette page du passé encore peu connue, il fait aussi le choix de passer sous silence certaines réalités inhérentes à l'histoire de ces soldats sub-sahariens, mais aussi maghrébins, qui ont combattu pour l'armée coloniale en 14-18, comme dans ce récit, mais aussi en 39-45, dans les combats de l'entre-deux-guerres, et lors des guerres d'indépendance. Simple devoir d'égalité Tirailleurs dépeint un environnement de guerre qui laisserait penser que soldats africains et français coexistaient en toute égalité, comme le suggèrent le parcours du jeune Thierno et le prétendu rapport de confiance qui s'est établi aussitôt avec son lieutenant. Or cela relèverait de l'anecdote plutôt que de la réalité dans un pareil contexte historique, l'histoire des tirailleurs regorgeant malheureusement d'exemples criants de discrimination, à commencer par la disparité des pensions militaires qui a fait que nombre d'entre eux sont morts dans la précarité.
Différemment du sort du personnage Thierno, Adolphe Saer, ancien tirailleur, lui, raconte avoir été rétrogradé plusieurs fois, pour son franc-parler et son « esprit révolutionnaire ». Il déplore aussi, dans ce témoignage vibrant extrait du documentaire de Marie Thomas-Penette et François-Xavier Destors Thiaroye 44, la maigreur de son indemnité, pas tout à fait comparable à celle de ses copains de guerre blancs. Dans le même sens, pour citer le capitaine Raymond du film poignant Camp de Thiaroye d'Ousmane Sembene : « Vous n'allez pas me dire que c'est en escroquant un millier d'indigènes que la France pourra se construire [...] Il ne s'agit pas de générosité mais de justice ». Une réplique qui en dit long sur le chemin de reconnaissance qu'ont dû parcourir les tirailleurs, ces hommes que l'armée coloniale est allée chercher dans leurs villages au Sénégal, en Mauritanie, en Guinée, ou au Niger... pour combattre dans ses rangs. Sembene relate dans son œuvre les conditions de quasi-détention que les soldats noirs rapatriés de la seconde guerre vont subir à leur retour en Afrique avant leur 'libération' dans leurs villages respectifs. Pis, bon nombre d'entre eux finiront tués dans un massacre connu sous le nom de Thiaroye, orchestré par le haut commandement de l'armée coloniale. Rassemblés puis assassinés en masse à l'aube du 1er décembre 1944 pour avoir osé revendiquer ce qui leur est dû, et ce qu'on leur avait promis : pécules, primes de démobilisation et rappel de solde de captivité. A son tour, l'enquête Thiaroye 44 citée plus haut, publiée en 2022, explore de manière documentée et esthétique la mémoire de cette tragédie à travers le regard neuf et passionné de trois jeunes artistes originaires de Thiaroye et d'un historien français, résolus à faire connaître ce drame où des zones d'ombre subsistent jusqu'à ce jour et rendent le deuil de ces tirailleurs difficile. Solidarité africaine Pour revenir à Tirailleurs, au-delà de certains anachronismes dans le récit, on peut ressentir une authenticité dans la façon de relater l'enrôlement de force dans ce village sénégalais. Il s'ensuit un narratif émouvant autour de la relation père-fils dans les tranchées. Une relation sous le signe du sacrifice et des valeurs de la famille, centrales dans les cultures africaines. Cependant, alors que le film donne à voir une image parfois édulcorée de l'armée coloniale, comme pour redorer son blason, il exagère, sans fondement, des scènes d'inimitié ou de violence entre soldats africains, qui entretiendraient des rapports opportunistes entre eux voire s'entre-tueraient à la première occasion. Un bien triste stéréotype qui cache souvent, jusqu'à nos jours, des réalités plus complexes. Il n'y a nul doute, au contraire, sur la solidarité qu'il a pu y avoir entre tirailleurs que ce soit sur le front, ou post-guerre, comme le raconte vraisemblablement Camp de Thiaroye en décrivant les revendications communes des soldats, et la fraternité dont a fait preuve le personnage du sergent-chef Diatta en se ralliant à la cause de ses hommes. Vers une décolonisation des perceptions Tirailleurs est à saluer ne serait-ce que pour son caractère pionnier parmi les films grand public, et pour le débat de société qu'il suscite. Il ne s'agit pas de lui faire le reproche de ne pas servir de documentaire d'histoire, mais il convient, par souci de vulgarisation d'un sujet portant une aussi grande charge historique que celui des tirailleurs, d'aller au-delà de la voix « timide » de ce film, pour ne pas manquer la singularité même du sujet : le racisme et les injustices associés à la condition du soldat africain dans l'histoire coloniale. L'exemple des tirailleurs, dans son amertume, nous donne une leçon d'histoire à méditer pour appréhender l'avenir. Le chemin vers la décolonisation des imaginaires ne commence-t-il pas par faire œuvre de mémoire, et élargir la connaissance et la conscience de l'histoire, dans toute sa crudité parfois ? C'est ce qu'entreprend déjà une nouvelle génération africaine avide de vérité et de justice, et convaincue de son apport aux grands enjeux de notre monde.