Alors que le PLF 2021 vient de passer son ultime test devant la chambre des Représentants sans qu'aucune mention n'y soit faite concernant l'impôt sur la fortune, ce sujet, qui divise depuis longtemps, mérite de passer sur le grill des arguments et des contre-arguments. Entretien croisé. - Depuis plusieurs années, la taxation du patrimoine et des hauts revenus revient chaque année comme amendement pour le PLF, pourtant en vain. Quelles sont les raisons derrière ce blocage ? - Younes Chebihi, Membre de l'Alliance des Economistes Istiqlaliens (AEI), enseignant à l'université de Bordeaux et membre du Laboratoire français de recherche en économie et finance internationale (LAREFI) relativise l'utilité d'une telle imposition : Le manque d'engouement des acteurs face à cette mesure est la preuve que celle-ci peine à trouver une justification économique pour sa mise en place. En effet, selon une étude de l'OCDE parue en 2018, l'impôt sur la fortune (ISF) aurait failli à son objectif de redistribution à cause de ses faibles recettes, ce qui a conduit plusieurs pays à le supprimer (12 pays de l'OCDE appliquaient l'ISF en 1990 contre 4 en 2017). De plus, cet impôt peut être perçu comme étant injuste puisqu'il inflige une double taxation sur les revenus qui, de par la progressivité, englobe déjà un impôt sur la fortune. Néanmoins, cela ne veut pas dire que le système fiscal actuel de notre pays n'est pas sans carences, d'où l'importance de le réformer globalement. - Xavier Duvauchelle, Country Director au Maroc chez Oxfam International, argumente sur l'utilité de l'impôt sur la fortune dans le sens de la redistribution des richesses : L'impôt sur la fortune a été abordé pour la première fois au Maroc en mai 2013. Pour donner de la hauteur au sujet, la question fondamentale à se poser est : comment est-il possible que lorsque la pauvreté recule, les inégalités augmentent ? Ce faussé abyssal d'inégalités témoigne d'un problème structurel dans l'accaparement et la redistribution des richesses. La question est par conséquent celle du choix du modèle économique, de plus en plus libéral, qui relève la question de la redistribution des richesses, essentielle pour Oxfam afin d'arriver à réduire les inégalités socio-économiques. La contribution à l'impôt est un des moyens pour assurer cette redistribution. Le prétexte qu'on entend partout dans le monde et aussi au Maroc est que plus nous imposons les fortunes, plus nous risquons leur fuite et par conséquent enregistrer moins d'investissements. Pourtant, cette fameuse théorie du ruissellement qui voudrait que moins on taxe les plus riches, plus ils investissent et développent l'économie et, par conséquent, le marché de l'emploi, a été désavouée dans un rapport du FMI publié en 2015. - Un impôt sur la fortune, dans la conjoncture actuelle, aurait-il un impact réel et concret sur la croissance économique au Maroc ? - Y.C : Åsa Hansson, un économiste suédois de la Lund University, a conclu dans une étude menée sur 20 pays de l'OCDE que l'ISF constituait un frein pour la croissance. D'ailleurs, aucun des pays émergents ayant connu une forte croissance durant les dernières décennies n'a eu recours à cet impôt. En sciences économiques, il ne suffit pas de faire des calculs arithmétiques isolés pour évaluer l'impact de telle ou telle mesure. En revanche, il faut prendre en compte, dans l'analyse, les interactions des agents économiques qui ajustent leurs choix selon des anticipations rationnelles. De ce fait, en présence d'une taxe sur la fortune, les épargnants détenteurs de richesses verraient le rendement de leurs choix d'investissements baisser, et cela pourrait les pousser à orienter leurs liquidités ailleurs, en dehors du pays. - X.DA : Il ressort d'un rapport d'OXFAM sur l'effet de la taxation des grandes fortunes, que si on avait taxé 5% des revenus des personnes les plus riches, on aurait couvert l'ensemble des besoins de réponse à la crise Covid dans la Région MENA, et si on l'avait appliqué à 2% pendant les dix dernières années, on aurait pu couvrir l'ensemble des besoins des dépenses du secteur de la Santé. D'autre part, le FMI, dans son rapport publié en 2015, soutenait qu'une augmentation de 1% des revenus des 20% les plus riches réduisait de 0,08% la croissance économique, et que finalement c'est l'augmentation des revenus des plus pauvres qui engendre de la croissance. En outre, la justice fiscale doit représenter la justice sociale et donc l'impôt doit représenter la juste contribution en mesure des capacités. Or, ce que nous remarquons aujourd'hui au Maroc, c'est que l'assiette des impôts est toujours réduite et que ce sont les citoyens de la classe moyenne qui contribuent le plus. La justice sociale veut que tout citoyen ait accès aux services sociaux de manière égalitaire. Il est malheureusement vérifié aujourd'hui au Maroc que les investissements dans les services publics ont reculé et donc leur qualité aussi. - Un impôt sur la fortune pourra-t-il compenser les exonérations d'impôts qui ont été approuvés dans le PLF 2021 ? Contribuer à relâcher la pression sur la classe moyenne et inciter cette classe moyenne à investir dans les TPME ? - Y.C : Les choix économiques en matière de fiscalité, notamment sur les exonérations, viennent en soutien à l'activité économique, et c'est à travers la croissance générée que cet effort fiscal est compensé. De ce fait, l'ajout d'une nouvelle taxe pourrait avoir un effet contre-productif. En revanche, il faudrait revoir les priorités des dépenses fiscales de notre pays puisque, selon les derniers chiffres du ministère des Finances, le pays compte 293 mesures dérogatoires avec un coût total évalué à 28 milliards de dirhams, sans pour autant réaliser les objectifs de croissance escomptés. Pour pallier à cela, il faudrait remettre à plat ces mesures afin de réévaluer leur impact et orienter cet effort vers les secteurs les plus pourvoyeurs d'emplois. C'est ainsi qu'on pourra réduire les inégalités et avoir suffisamment de ressources pour baisser la pression fiscale sur les ménages.Il convient également de noter que l'élargissement de l'assiette fiscale et la lutte progressive contre l'informel sont des conditions essentielles pour la réussite d'une telle réforme. - X.DA : Pour répondre à cette question, il va falloir d'abord étudier la version finale du PLF 2021. D'une part, il faudra mener une étude sur l' impact de l'exonération, notamment évaluer le nombre d'entreprises qui seront créées et les opportunités d'emploi conséquentes. Puis il faudrait éventuellement comparer ce que représentent ces exonérations face à ce qu'engendrerait un impôt sur la fortune. Toutefois, il ne faut pas forcément opposer les deux. Oxfam n'est pas contre l'idée de l'exonération. C'est une solution qui peut être productive et contributive, puisqu'elle ne va pas probablement concerner les mêmes personnes physiques ou morales. Certains secteurs ont besoin effectivement de bénéficier de l'exonération, notamment pour les relancer. - Maintenant que le Maroc cherche à attirer davantage d'investissements étrangers, est-ce vraiment le bon moment d'introduire une telle taxe ? - Y.C : L'évasion des capitaux est parmi les raisons principales qui ont poussé plusieurs pays à abandonner l'ISF, à l'image de la France en 2017, qui a remplacé cette taxe par un impôt sur la fortune immobilière. Nous savons par ailleurs que les périodes de crise, comme celle que nous traversons, sont caractérisées par un repli net des flux de capitaux étrangers. D'ailleurs, notre pays a connu un repli annuel de 31% des flux nets des Investissements Directs Etrangers (IDE) à fin octobre 2020, selon les données de l'Office des Changes. Dans ce contexte, il est d'autant plus risqué de mettre en place un impôt qui risquerait de fragiliser davantage les équilibres extérieurs du pays. En revanche, il est urgent de mener une réforme globale du système fiscal, à commencer par la présentation par le gouvernement du projet de loi-cadre sur la fiscalité, annoncé par le ministère de tutelle à la clôture des 3èmes Assises sur la fiscalité en 2019. - X.DA : C'est une question qu'on retrouve partout et c'est un des premiers arguments avancés contre l'impôt sur la fortune. Le FMI lui-même, dans le moniteur des finances publiques, indique que les prélèvements fiscaux pour les contribuables à hauts revenus est un moyen efficace de réduire les inégalités sans nuire à la croissance économique. D'autre part, ce n'est pas uniquement les impositions qui font fuir les fortunes dans d'autres pays. D'ailleurs, aujourd'hui, plusieurs Investissements Directs Etrangers se relocalisent, pourtant, il n'y a pas d'impôts sur la fortune. Il faut être vigilant avec ce discours. Il part du choix d'une dynamique économique et d'une dynamique sociale. Dossier réalisé par Nabil LAAROUSSI Un débat accru à travers le monde et l'histoire
Depuis plusieurs années, bien que minoritaires, certains députés présentent chaque année l'impôt sur la fortune comme amendement lors des discussions et révisions du Projet de Loi de Finances (PLF), pourtant en vain. Pourquoi taxe-t-on encore plus la classe moyenne ? Une taxation appliquée à la fortune, n'engendrerait-elle pas des recettes significatives suffisantes à relâcher cette pression fiscale qui pèse de plus en plus sur le citoyen lambda appartenant à la classe moyenne ? Ce sont là des questions qui animent en addition aux spécialistes en la matière et à l'élite politique, l'ensemble des constituants de l'opinion publique. En témoignage, certains conseillers de la Chambre Haute ont estimé, lors du vote en commission du PLF 2021 tenu le 02 décembre, que les salariés sont déjà surtaxés et proposent de remplacer cette contribution par une taxe sur la fortune et une taxe écologique. La formule proposée prévoit une imposition de 1% sur la valeur d'un patrimoine allant de 10 à 30 millions de dirhams (MDH), de 1,5% sur les fortunes allant de 30 à 50 MDH et de 2,5% pour les patrimoines d'une valeur estimée à plus de 50 MDH. Concernant la taxe écologique, ces conseillers ont suggéré d'imposer de 1% les bénéfices des pétroliers, des compagnies minières, des exploitants de carrières de sable et des sociétés de pêche hauturière. A l'échelle internationale, l'impôt sur la fortune est devenu le sujet d'un débat féroce aux USA. Les candidats démocrates progressistes aux élections de 2020 préconisent cette taxe en tant que mécanisme de redistribution des richesses et de réduction du pouvoir économique des américains les plus riches. Bien que ce soit une proposition relativement nouvelle aux Etats-Unis, de nombreux pays européens l'ont adoptée il y a des décennies. En 1990, une douzaine de pays européens avaient un impôt sur la fortune, selon l'Organisation de coopération et de développement économiques. Aujourd'hui, quatre pays européens l'appliquent, à savoir l'Espagne, la Norvège, la Suisse et la Belgique. En outre, l'impôt sur la fortune, en Inde, est appliqué uniquement sur les biens non productifs de revenus. En Amérique latine, le Venezuela a promulgué un impôt sur la fortune, entré en vigueur le 3 juillet 2019, et qui s'applique aux personnes physiques et aux entreprises, avec un taux d'imposition de 0,25% à 1,5%. L'Argentine, quant à elle, envisage d'introduire ce type de taxe pour financer les mesures anti-covid. Dossier réalisé par Nabil LAAROUSSI