Par Mireille Duteil Qu'un juriste de 61 ans, professeur de droit constitutionnel, homme pieux à la mine austère, qui s'exprime sur un ton monocorde dans un arabe littéraire châtié, ait emporté 90% des suffrages des Tunisiens de 18 à 25 ans, à la présidentielle du 13 octobre, n'est pas banal. Kaïs Saïed, cet ovni politique, vient de tourner une page de la Tunisie indépendante en remportant 75% des suffrages. Depuis plus de soixante ans, la Tunisie a eu à Carthage, siège du palais présidentiel, un chef de l'Etat moderniste. Habib Bourguiba avait, en 1958, bousculé son pays et la région, en buvant à la télévision, en plein ramadan, un verre de jus d'orange. ll voulait ancrer dans les esprits l'idée que la liberté de pensée était compatible avec l'islam. Ben Ali, son successeur, lui a emboité le pas, même s'il a flirté, pour des raisons politiques, avec la religion. Bis repetita en 2014, après le « printemps tunisien ». Le nouveau président, Caïd Ebsessi, décédé le 25 juillet dernier, était un ancien ministre formé à l'école pro-occidental et laïque de Bourguiba. Ni les uns ni les autres n'avaient jamais remis en question la volonté des femmes d'aller vers une égalité entre les sexes (égalité réalisée sauf pour l'héritage). Dans ce petit pays qui comporte une très large classe moyenne, où les filles sont scolarisées au même titre que les garçons, le poids des femmes dans la vie politique et la société civile est incontournable. Kaïs Saïed veut-il tourner le dos à ce pan de l'Histoire de son pays ? Des Tunisiennes le craignent. Il est le premier chef d'Etat qui s'affirme officiellement «conservateur» mais «pas islamiste», et entretient d'ailleurs des rapports compliqués avec Ennahdha, le parti islamiste vainqueur des législatives. Il se prononce contre l'abolition de la peine de mort et l'égalité entre les sexes dans l'héritage. Il a même annoncé vouloir faire appliquer la charia. Comment comprendre alors l'engouement des jeunes Tunisiens pour un homme aussi terne et aussi conservateur ? C'est qu'il est le symbole parfait de l'anti-politicien. Son concurrent Nabil Karoui, homme flamboyant à la réputation sulfureuse, ne pouvait faire le poids dans un pays où la majorité (jeunes et vieux confondus) se sent frustrer par l'échec d'un « printemps arabe » qui leur avait promis la lutte contre la corruption et la fin de la politique politicienne. Socialement conservateur, nationaliste arabe et fier de sa « tunisité », Kaïs Saïed se veut «révolutionnaire» au plan des institutions. Dans son « nouveau monde », le peuple « souverain » doit redevenir l'acteur de son destin. Saïed veut balayer les vieux modes de pensée, dont la démocratie représentative, pour la remplacer par une « démocratie directe » où la population élirait des conseils locaux qui choisiraient des conseils régionaux qui mettrait en place le Parlement. Kaïs Saïed a fait rêver les Tunisiens. Aurait-il oublié que depuis la constitution de 2014, le chef de l'Etat a peu de pouvoir, que lui n'a pas de députés et qu'il va devoir, pour modifier la constitution, composer avec un Parlement émietté où Ennahdha, le premier des sept partis, rechignera à le soutenir. Le plus dur commence pour le nouveau président