Ahmed Charaï La presse américaine est dans une position d'attente par rapport à la campagne de purge qui a lieu en Arabie saoudite. Bien évidemment, les observateurs ne sont pas dupes. Ils savent que le Prince Héritier est en train de liquider les poches de résistance pour se préparer un règne plus libre par rapport à l'héritage pesant. Mais ce n'est pas l'aspect qui retient le plus leur attention. Il est beaucoup plus question du projet du Prince Héritier Mohamed Ben Salmane. Celui-ci a accordé des droits aux femmes, dont le plus emblématique est le droit de conduire, mais aussi celui d'accéder aux stades et aux concerts. Il a développé une vision 2030 pour l'économie pour sortir de la dépendance au pétrole. Sa vision du développement du tourisme autour de la Mer Rouge, de la création d'une ville futuriste, était inimaginable, il y a un an. Dans son désir d'ouverture et de modernité, il savait qu'il susciterait l'opposition des conservateurs, y compris au sein de la famille régnante et surtout des Oulémas. Or, le régime saoudien est bâti sur l'alliance wahhabisme-famille Al Saoud. L'une des déclarations du Prince n'a pas été suffisamment relevée. « Nous voulons mener une vie normale, ceux qui s'y opposeront, nous les écraserons tout de suite », avait-il déclaré lors de la présentation du projet « Néon ». C'était une véritable déclaration de guerre aux ultra-orthodoxes. Le soutien affiché par la jeunesse saoudienne aux dernières mesures démontre qu'elle aspire à un véritable changement de modèle social, économique et même politique. Cette jeunesse veut plus de libertés, d'ouverture, de transparence, moins de contraintes au nom de la religion, moins de corruption. Si la presse américaine reste dans le Wait and See, ce n'est pas parce qu'elle serait contre ces évolutions. Elle sait que « la nuit des longs couteaux » à la saoudienne avait l'aval de l'administration Trump. Son gendre, Jared, a effectué plusieurs allers-retours à Ryad avant les arrestations et la présidence américaine a publiquement soutenu l'action du Prince saoudien à travers les fameux tweets matinaux du Président Trump. Ce qui pousse à tempérer les jugements, ce sont les implications locales et régionales. À l'intérieur du royaume, d'éventuelles tensions avec les conservateurs pourraient fragiliser le pays alors qu'il mène une guerre au Yémen, lieu de confrontation directe avec l'Iran. Sur le plan régional, les risques sont encore plus élevés. L'Arabie saoudite est la locomotive des pays du Golfe. Le conflit avec le Qatar a fragilisé ce regroupement régional sur des bases géostratégiques, dont le soutien aux groupes terroristes est la pierre angulaire. La lutte antiterroriste ne peut être pleine et entière que si elle englobe la mise à niveau du champ religieux dans ces pays. Et c'est là que les projets de MBS, comme on aime l'appeler aux USA, prennent une importance particulière. L'ouverture qu'il propose ne passera pas sans une relecture de l'islam pratiqué en Arabie saoudite. Comme souligné plus haut, l'Etat saoudien s'est construit sur la base du wahhabisme. Le nouvel homme fort rencontrera des difficultés certes, et des poches de résistance du monde académique, les universités, et bien sûr des religieux. Mais s'il y réussit, l'onde de choc touchera les autres pays. Les Emirats sont déjà dans une démarche d'ouverture, les autres devront aller au-delà du cosmétique, vers une sorte de révolution culturelle. Le Qatar, lui, doit en finir avec le double langage et s'engager clairement sur la voie de la modernité. Les choses peuvent aller dans le bon sens et faire évoluer cette région vers un accès accéléré à la modernité, dans son signifiant sociétal. Mais les risques d'exacerbation des tensions, déjà très fortes, sont bien réels et c'est pour cela que l'enthousiasme n'est pas si évident. Il y a un pays qui peut jouer un rôle important dans cette évolution : le Maroc. Ces derniers jours, le Roi Mohammed VI a visité les Emirats, pays où il est en famille, puis le Qatar. Rabat, a d'excellentes relations avec l'ensemble des pays du CCG et des liens très resserrés avec Ryad. Dans la sphère musulmane, le Maroc est un exemple de tolérance et d'ouverture. Il peut participer à adoucir les tensions actuelles, mais surtout à accompagner les évolutions futures. Ce qui se passe en Arabie saoudite peut impacter toute la sphère arabo-musulmane, au profit de la paix dans le monde et d'un apaisement généralisé. Encore faut-il qu'il aboutisse.