Le brusque revirement initié par le président Nicolás Maduro pour proscrire 100 bolivars met les commerçants de la frontière sur le carreau. Face à l'inflation vertigineuse que connait le Venezuela, pays miné par les pénuries, pendant des années, Cúcuta, ville colombienne frontalière avec le Venezuela, a été l'eldorado des cambistes. Ces derniers offrent aux populations désespérées de l'autre côté de la rivière des produits de valeur en échange de leurs bolivars vénézuéliens. Aujourd'hui, beaucoup de ces trafiquants de devises se sont fait avoir après s'être retrouvés avec plus d'un milliard de billets de 100 bolivars sans valeur depuis le retrait brutal du billet à haute valeur ordonné par le président vénézuélien Nicolás Maduro cette semaine. Ce dernier a également décidé de fermer temporairement la frontière avec la Colombie. « Je vais peut-être utiliser ces billets comme du papier de toilette », a plaisanté Evy Canizales, 51 ans, alors qu'elle était assise avec d'autres cambistes sur des chaises en plastique près du passage frontalier, essayant de trouver preneur aux poignées de bolivars qu'elle était en train de sortir de sa sacoche. Dans une manœuvre d'urgence qu'il n'a pas complètement expliquée, Maduro a annoncé par surprise le retrait sous trois jours des coupures de 100 bolivars ( 3 cents US) sur le marché noir. Les Vénézuéliens devaient donc déposer leurs billets en 72 heures auprès des banques privées ou les échanger contre des billets ou des pièces de valeur inférieure. Maduro a indiqué que sa mesure porterait un coup fatal aux 250 bureaux de change de Cúcuta et à une armée de freelance traders qu'il accuse d'être, en partie, à l'origine de la crise économique de son pays, miné par une inflation vertigineuse qui devrait atteindre 1.600% l'année prochaine. En effet, Cúcuta est le plus grand hub commercial sur la frontière du Venezuela, une ville où les Véné- zuéliens, qui ont désespérément besoin de vivres et de produits de base comme du papier toilette, viennent faire des emplettes. Ils ont converti leurs bolivars en pesos colombiens à un taux devenu la référence pour les transactions de change au marché noir vénézuélien. « La seule chose dont nous sommes coupables, c'est d'avoir permis aux Vénézuéliens de venir acheter des articles qu'ils ne peuvent pas trouver là-bas », affirme Juan Fernando González, responsable de l'association des bureaux de change à Cúcuta, depuis le bureau de change exigu que sa famille possède depuis plus de 50 ans. Le commerce des devises n'est pas une activité néfaste dans les économies modernes. Mais elle l'est au Venezuela qui maintient depuis 2003 des contrôles rigides, limitant ainsi l'accès à la monnaie forte et interdisant même la publication du taux du marché noir. « Nous allons les contrer ces mafias qui essayent d'asphyxier l'économie du Venezuela en accaparant sa monnaie », menace Maduro dans une allocution télévisée, qualifiant Cúcuta de « centrifugeuse » qui pille l'argent vénézuélien. Les quelque 3 milliards de billets de banque hors du Venezuela devraient « rester là où ils sont », a-t-il martelé. Le gouvernement de Maduro évoque toutes sortes de complots diaboliques impliquant la monnaie vénézuélienne. Il prétend que les billets de banque sont utilisés par les contrefacteurs de monnaie étrangère dans la falsification d'autres monnaies, bien que les experts en monnaie disent que le processus sophistiqué de blanchiment et de réimpression nécessaire pour cette opération serait trop coûteux. Le gouvernement affirme également que la monnaie vénézuélienne est passée clandestinement aussi loin que l'Ukraine pour étouffer l'économie du Venezuela. Cependant, aucune preuve n'a été présentée pour justifier ces théories. Ce qui est clair dans cette affaire, c'est l'ironie de situation que cela invoque. Simón Bolívar, le héros de l'indépendance du XIXe siècle représenté sur le billet de 100 qui porte son nom, a remporté la bataille de Cúcuta qui a tracé la voie à l'indépendance du Venezuela. Donc le lieu où Bolívar a réussi est le même où le bolivar est allé mourir. La valeur du milliard en billets vénézuéliens qui circulent à présent dans cette ville n'a pas dépassé cette semaine 40 millions de dollars, soit une baisse de près de 600 millions de dollars il y a deux ans. Il ne vaut pas plus que du papier. Cette ville chaude et humide a été l'un des rares endroits où l'on peut se procurer la monnaie non convertible. En plus des bureaux de change, des centaines de trafiquants individuels errent d'habitude dans les rues, portant des sacs-coussins ou des sacoches remplis de billets. « Maintenant je suis coincée avec ces billets », se lamente Josefina Ruiz, 72 ans, en feuilletant une pile de bolivars. Elle s'est moquée de la manière dont Maduro avait accusé ces vendeurs d'être impliqués dans une conspiration oligarchique pour l'évincer du pouvoir. « Ce sont toujours les pauvres comme nous qui se font écraser ». Maduro, tenant un nouveau billet de 500 qui devrait être en circulation, a prolongé la fermeture de la frontière pour 72 heures supplémentaires. Après le blocage de deux ponts reliant le Venezuela et la Colombie, des dizaines de trafiquants de devises se sont rassemblés près de la frontière cette semaine, dans l'espoir de glisser furtivement leurs billets vénézuéliens à travers la frontière via des pistes clandestines. A présent, il n'y a que les banques centrales à Caracas et à Maracay, à quelques heures d'ici, qui pourraient recevoir des quantités limitées de devise – et cela seulement jusqu'à la semaine prochaine. Comme il n'y a pas grand choix à faire avec les billets restants, un artiste vénézuélien a posté une vidéo de lui-même sur Facebook, jetant des billets de 100 bolivars hors de son balcon à Mexico. Gladys Navarro, la présidente de la chambre de commerce colombienne Fenalco, a déclaré que le bolivar « devient une question très brulante » La querelle publique avec Caracas, dit-elle, pourrait s'expliquer de manière très simple : « Ici nous avons des marchés libres, et là-bas, ils imposent des contrôles étouffants. »