Il était mort depuis des années, mais personne n'osait le lui dire. Le chef des illuminés d'Al Qaida est mort vers 2005. C'est l'époque où ses partisans fanatisés plongent l'Irak dans un bain de sang permanent. Quand Ben Laden s'installe dans les faubourgs d'Abbottabad, les massacres sont quotidiens dans les faubourgs de Bagdad. Ce n'est plus la guerre aux juifs, aux croisés et aux apostats, c'est la tuerie de tous et tout le temps. Fin de l'illusion lyrique : l'utopie de l'émirat islamique universel a vécu. A cette époque, le gourou des terroristes abandonne donc la vie frugale des montagnes à la frontière du Pakistan et de l'Afghanistan pour se claquemurer avec sa plus jeune épouse et profiter de la retraite dans sa villa imposante. Aussi gaie qu'une prison de haute sécurité. Et pas très discrète au milieu des villas plus modestes des généraux enrichis par la corruption et nostalgiques de leur jeunesse à l'académie militaire voisine. 2006, adieux à la scène et dernier message vidéo envoyé à la boîte postale habituelle, Al Jazeera. Ben Laden est mort encore une fois, à Tunis en janvier. Puis place Tahrir au Caire. Et, enfin, sur le bord de mer en février à Benghazi. Aucun des manifestants réunis là n'a scandé son nom, n'a proféré ses idées, n'a même pensé à lui. On avait fait de Ben Laden depuis dix ans une sorte de génie du mal. L'homme invisible. Sa mort aurait pu être l'occasion d'un retour à la réalité. Se souvenir de la liste de ses victimes. Vérifier que c'était un fanatique ordinaire. Dommage : les services américains qui l'ont liquidé s'y sont pris de telle manière qu'il risque de rester aussi insaisissable mort que vivant. Les responsables de l'administration Obama ont raconté aux médias depuis dimanche soir une longue histoire. Avec tout un luxe de précisions sur l'enquête, le compte à rebours et l'assaut de la villa. Mais sans témoins, sans preuves, sans corps. Juste un récit. Avec des détails. Beaucoup de détails, de plus en plus. En vrac. Contradictoires. Qui sont vrais ou vraisemblables. Ou qui ne le sont pas. Une photo a bien circulé : elle était truquée. On a du mal à comprendre qu'une administration qui préparait ce dénouement depuis des mois, qui avait multiplié les réunions du Conseil de sécurité intérieur en présence du président ait à ce point négligé la communication vers l'étranger. Surtout de la part de gens qui sont experts en storytelling et se gaussent d'être des spins doctors. Il faut croire que les responsables américains pensent d'abord et seulement aux électeurs américains qui ne réclamaient rien de plus que la tête de l'ennemi public numéro 1. La Maison blanche n'avait qu'une idée en tête: en finir avec Ben Laden et escamoter son corps. Ne sachant où l'enterrer et voulant éviter que sa tombe devienne un lieu de pélérinage. Effectivement, il fallait redouter des embouteillages à Kandahar… Jeter le corps à la mer, d'une façon aussi expéditive, c'est la recette magique pour faire courir les rumeurs. Les amateurs de conspirations ont une mine d'or devant eux. Cette maladresse dans la communication est peut-être la meilleure preuve que Ben Laden est mort d'une balle dans la tête dimanche dernier. Encore plus vraie que la photo que les légistes devront tôt ou tard publier. Le seul regret, c'est que les Américains auraient peut-être du lui planter un pieu dans le cœur. Cela eut été plus sûr.