Ce soir, vous allez en voir de toutes les couleurs», nous promet Wafaâ Bassous, directrice du Service d'aide médicale d'urgence de Casablanca (SAMU), en perspective de la sortie avec l'Equipe mobile d'aide (EMA). 20h30, au siège du SAMU, Mohamed, Abdelghani et Youssef, les trois assistants sociaux, membres de l'EMA, accompagnés d'une infirmière, peaufinent les préparatifs pour débuter la 3e maraude de la journée. Avant d'affronter le «monstre» urbain que représente Casa, l'équipe tient un dernier briefing. Les objectifs et le trajet de cette sortie sont fixés. Du samedi à 21h à dimanche à 5h du matin, l'EMA portera assistance médicale et psychologique aux enfants de la rue dans le périmètre d'Anfa, «sans oublier la zone de la gare routière d'Ouled Ziane, qui est un passage obligé pour chaque maraude», précise Abdelghani. Lui et le reste de l'équipe enfilent plusieurs manteaux pour faire face à cette longue nuit d'hiver et portent le panier alimentaire composé de pain au miel et de café, qui seront distribués aux SDF. Hogra à «al hofra» Direction «al hofra» (le trou), premier squat programmé cette nuit. Cette villa en ruines s'est transformée, au fil du temps, en un lieu de vie des SDF du centre-ville de Casa. L'accès se fait par un trou, percé par les «locataires» dans le mur d'entrée de cette maison dépourvue de porte. Comme à l'accoutumée, l'arrivée de l'EMA n'est pas bien accueillie par les résidents des lieux. «Ils ont peur, il faut les mettre en confiance», explique Abdelghani. «C'est le SAMU», lance Mohamed pour les rassurer. Après un moment d'hésitation, une partie du groupe d'enfants d'«al hofra» surgit du noir. Des silhouettes frêles, des visages chétifs, fatigués après une longue journée d'errance, affichent un sourire gêné. «On a cru que vous étiez l'Unité d'aide sociale (UAS), elle vient de passer et ses membres nous ont tabassés et embarqué plusieurs d'entre nous vers le Centre de Tit Mellil», proteste Hamid, le plus jeune des enfants du squat. La nouveauté de ce soir est que l'UAS s'est fait passer pour le SAMU pour mettre en confiance les enfants du squat. «Comment osent-ils se comporter de la sorte ? Ça sape toute notre crédibilité et met à plat des mois de travail avec cette population qui ne croit plus en rien», regrette Mohamed de l'EMA. Les traces de cette descente musclée se lisent sur les corps des enfants. «C'est la hogra. Qu'ils nous arrêtent s'ils nous trouvent en train de voler ou de mendier, mais au squat, on ne fait que dormir et inhaler notre poison», assure Bahja, le plus âgé des enfants du squat. Ce Marrakchi, qui vit à Casa depuis cinq ans, est le protecteur de la bande. «Plusieurs d'entre nous ont été blessés. Ce qui nous a le plus fait mal, c'est l'arrestation de Samira et Amina. Ce premier soir sans elles va être dur», nous confie Bahja, qui ne perd pas son sourire pour autant. Les membres du SAMU tentent de réconforter leurs «enfants». «L'objectif est de les convaincre de venir au centre de façon permanente et de s'inscrire dans un nouveau projet de vie», explique Abdelghani. Les enfants répondent à ces invitations par de vagues promesses. Casa by night, version SDF Deuxième étape dans cette virée, la corniche. «La côte est un point de passage important des SDF, qui viennent se faire un peu d'argent par le racket ou la mendicité», précise Abdelghani. Sur place, une mauvaise surprise attend l'EMA. Les videurs d'un night-club ont repéré deux jeunes garçons, perdus sur la corniche. Ils s'appellent Amine et Omar, respectivement âgés de 7 et 8 ans. Ils ont fui leurs familles pour la deuxième fois cette semaine. Le vent de l'Atlantique a refroidi leurs ardeurs et ils se retrouvent coincés sur la corniche. Entêtés, les deux enfants refusent de revenir chez eux : «on est bien ici et on a besoin de rien». Malgré une longue discussion avec les assistants sociaux, les deux enfants préfèrent passer la nuit dans la rue. «Quel gâchis de voir ces enfants dans la rue. Face à l'échec de la famille et la société, des fois on n'y peut rien», regrette Mohamed. Pour Youssef, «la liberté dont dispose un enfant dans la rue est unique, elle explique l'attachement à ce lieu dangereux et le pousse à risquer sa peau pour la préserver». Ce revers ne décourage pas l'EMA. Ses membres continuent à sillonner la corniche à la recherche de leurs «enfants». Ces derniers se font rares, le passage de l'UAS explique cette disparition forcée. «L'information circule rapidement entre les différents groupes et sites et la consigne semble être donnée de ne pas bouger ce soir ou bien de changer de squat», observe Abdelghani. Samir et Ahmed, deux adolescents SDF, ont bravé le «couvre-feu» imposé par la rafle de l'Unité sociale de la préfecture. «J'ai une bonne nouvelle», annonce Samir, «j'en ai marre de cette vie de chien, je veux rentrer chez moi et apprendre un métier». En attendant, il devra passer son dernier week-end à la belle étoile. Le muet, voix de la gare La virée nocturne ne fait que commencer, «le monstre n'a pas dévoilé tout son jeu», avance Mohamed. Avant de se diriger vers la gare routière, l'EMA retourne au centre-ville pour s'enquérir de la situation d'une des cibles du SAMU : les travailleurs du sexe. L'arrivée du SAMU au boulevard d'Anfa est accueillie par une travailleuse du sexe, qui prend une pause pour saluer l'EMA et recevoir des soins d'urgence pour une blessure à la main. Sitôt les premiers soins terminés, la jeune femme regagne son «poste» sous une protection rapprochée. Cap maintenant sur la gare Ouled Ziane, cœur de cible du SAMU. «Ce type d'endroit est en perpétuel mouvement, surtout à Casa. La ville est la destination de tous ceux en quête d'aventure, qui cherchent du travail ou qui fuient leurs familles», explique Abdelghani. Enfants égarés, mamans célibataires, voyageurs sans argent, tout ce monde est pris en charge par le SAMU, qui se doit de lui trouver une solution d'urgence. Notre entrée sur les lieux coïncide avec des cris qui jaillissent du centre de la Sûreté nationale de la gare. Un groupe de personnes protestent. Impossible d'en connaître la raison. Il est minuit trente, la gare se vide de ses voyageurs. Les agents de sécurité repoussent vers la porte les quelques squatteurs du hall de la gare. Mohamed, un enfant SDF, sourd muet qui «habite» à la gare, joue le rôle d'éclaireur à l'EMA. Il les guide vers une maman, penchée sur le visage de son enfant, Ayman, qui dort profondément sur un banc en béton. Cette dame se prépare à passer deux nuits à la gare, en attendant de «trouver une solution, à mon enfant que personne ne veut prendre en charge», sanglote-t-elle. Elle explique son cas et celui de son enfant à l'équipe du SAMU, qui décide de le prendre en hébergement jusqu'à lundi. Avant d'emmener Ayman au centre du SAMU, l'équipe s'arrête chez «ses enfants». Ils sont une dizaine de jeunes, de 10 à 25 ans, venus des quatre coins de Maroc, mais spécialement du Sud de Marrakech. «Le nombre d'enfants de la rue qui proviennent de ces régions connait une très grande augmentation depuis deux ans», annonce Mohamed. Cette arrivée massive des «Sudistes» a poussé le SAMU à installer une nouvelle antenne à Essaouira pour prendre en charge les enfants de la rue sur place. Le groupe de «résidents permanents» de la gare routière se dirige vers la voiture de l'EMA pour avoir du pain, du café et les premiers soins. Une petite victoire contre les agents de la sécurité qui venaient tout juste de les jeter dehors, que ce groupe ne manque de fêter en les narguant. Un moment de bonheur, au milieu de la nuit et de la misère. L'espoir fait (re)vivre Il est 1h30 du matin. L'EMA marque une pause à son tour pour reprendre son souffle et déposer Ayman à son nouveau foyer. Après une douche et un repas chaud, cet enfant de 13 ans se dit prêt à «commencer une nouvelle vie». «C'est un espoir pour croire un peu plus à ce qu'on fait», se réjouit Abdelghani. Une heure plus tard, l'EMA reprend la route. Deux enfants de la rue interpellent la voiture du SAMU, ils réclament des vêtements. «Mes habits son déchirés, j'ai froid», se plaint l'un des deux enfants. «Nous n'avons pas prévu de distribution de vêtements ce soir, si tu en veux il faut que tu viennes lundi pour prendre une douche et de nouveaux habits», explique Mohamed. L'enfant de 10 ans ne veut rien savoir, il rentre dans une colère noire, il se met à insulter les membres de l'EMA. «C'est l'effet du dolio [voir encadré]. Un SDF peut passer de l'état pacifique à une violence inouïe», explique Youssef. Dernière étape de cette nuit, l'inévitable gare routière. Arrivée sur place, la police remet à l'EMA Jawad. Un enfant de 11 ans qui a été SDF à Tanger durant un an, après avoir fui l'orphelinat de Meknès. Le visage joufflu, le regard perdu, Jawad dévore un morceau de pain. De quoi as-tu besoin? lui demande un membre de l'EMA. «Il me faut un pantalon, j'ai froid», rétorque-t-il. Il est 5h du matin. Les lueurs du jour apparaissent, avec un espoir de sauver d'autres petits Jawad de la rue casablancaise.