C'est l'histoire du passager qui rate son train. Il court après l'omnibus. Arrive un peu trop tard, à chaque station. Finit pourtant par se hisser dans le convoi. A partir de ce moment, il prétend contrôler les billets, dicter la vitesse, choisir l'itinéraire. Il réclame bientôt de piloter la locomotive. Cela pourrait être l'histoire de Nicolas Sarkozy, face au réveil arabe. En janvier, il a raté la révolution qui a chassé Zine El Abidine Ben Ali. En février, il n'a pas anticipé celle qui a emporté Hosni Moubarak. En mars, il s'est juré de rattraper le temps perdu et d'être le premier à réclamer la tête de M. Kadhafi. Paris a même proclamé que le conseil national de Benghazi était désormais le seul représentant légitime du peuple libyen, oubliant toute prudence et rompant avec une tradition séculaire qui veut que la France reconnaisse les Etats et non les régimes. En début de semaine, à la réunion des ministres des Affaires étrangères du G8, Paris a tout fait pour rallier ses partenaires au projet d'instauration d'une zone d'exclusion aérienne au-dessus de la Libye. On a vu ce qu'il en est advenu… Hillary Clinton s'est bornée à faire des phrases creuses en sortant de l'Elysée. L'Allemagne s'est opposée au projet, par peur d'un engrenage militaire. L'Italie a préféré appeler au cessez le feu, option hypocrite qui ménage les intérêts assez considérables qu'elle a reconstitués avec son ancienne colonie. Les Russes refusent toute intervention par principe et l'évolution de la bataille en cours les a encouragés à rester fermes dans leur veto… La France s'est donc retrouvée en première ligne mais seule. Y avoir été rejoint par la Ligue Arabe est une satisfaction mais ne change rien au rapport de forces : c'est un sabre de bois qu'on agite sous le nez de Kadhafi alors que son aviation pilonne et disperse les insurgés. Chaque jour qui passe est une victoire pour le régime en place. Le clan de Syrte est resté à peu près uni autour de Kadhafi. Les solidarités tribales ont joué, scellant un nouveau pacte. Les forces spéciales et les mercenaires enrôlés à grand prix ont suffi à dissuader ceux qui auraient été tentés par un putsch à Tripoli. Malgré ses lubies et ses incuries, Kadhafi a tenu bon face à la révolte de l'est et aux protestations de ses voisins. Il a résisté la pression, ce que n'aurait parié aucun des spécialistes consultés sur le sujet. Mieux, il a manifesté plus d'habileté et à éviter de se laisser piéger par une répression aveugle. Son armée a campé autour des villes insurgées, évitant d'y commettre immédiatement le bain de sang que la terre entière pourtant dénonçait. Elle a pris son temps avant d'occuper les centres villes et elle s'en est ensuite rapidement retirée. Tactique incompréhensible à ceux qui prenaient pour argent comptant les informations matraquées par les chaines d'info en continu arabes et occidentales qui décrivaient une guerre civile alors qu'il s'agissait surtout d'une guerre de propagande, assortie à l'est d'une guerre de position. Nicolas Sarkozy regarde peut être trop la télévision. Il écoute sans doute davantage les activistes des médias que ses diplomates. Résultat : face à Kadhafi ces dernières semaines comme face à Laurent Gbagbo ces derniers mois, Paris s'est voulu exemplaire sur le plan moral, soutenant un ordre plus juste, mais incapable de passer à l'acte. Les optimistes veulent croire que la France a pris date et que ni le tyran de Tripoli, ni le furieux d'Abidjan ne seront éternels. Les autres y verront plutôt un aveu de faiblesse qui ne restera pas impuni. La France le paiera en capacité d'influence. Le président français le paiera dans les prochains sondages. L'agacement des Français qui détestent être humiliés dans les affaires du monde pourrait lui couter cher à la présidentielle de l'an prochain. Toutefois, l'affaire n'est pas close. Entre la renégociation des contrats pétroliers, les révélations promises par Saif Al Islam et qu'on attend toujours sur de pseudo scandales financiers, et le dénouement à Benghazi, il peut se passer beaucoup de choses. Seule consolation pour l'Elysée : le séisme au Japon, le tsunami et le risque de pollution nucléaire massive occupe les esprits et les écrans de télévision, reléguant le feuilleton libyen au rayon subalterne des querelles obscures.