Les transitions entamées peuvent déboucher sur de véritables ruptures porteuses de modernité, comme elles peuvent déboucher sur de nouveaux autoritarismes. Il est clair que la Tunisie et l'Egypte ne sont pas comparables, ni par la taille, ni par l'histoire, ni par le positionnement stratégique. Au Caire se joue la paix au Moyen-Orient et la stabilité des monarchies pétrolières. Ceci donne une idée de la complexité des enjeux et de la nécessité pour l'Occident d'encourager une transition «encadrée». C'est probablement l'armée qui devra assurer cette transition. Si on est dans cette situation paradoxale où des révolutions populaires se retrouvent sans projet structurant, c'est pour beaucoup la faute à l'Occident. Pour assurer la sécurité d'Israël et éviter «l'ogre islamiste», très virtuel parfois, partout dans la région arabe, les régimes dictatoriaux ont été soutenus à bras-le-corps. Houssni Moubarak a établi des lois d'exception depuis 1981 suite aux émeutes consécutives au renchérissement des denrées alimentaires. Depuis 30 ans, il a verrouillé l'ensemble du système, réduit à néant les espaces de liberté et vidé de leur contenu les institutions de représentation du peuple. La conséquence a été le délitement des élites et l'absence de tout encadrement social. Les démocrates ont été les premières victimes de ce laminage en règle. Par cécité, l'Occident a laissé prospérer des politiques de la terre brulée qui ne profitent finalement qu'à l'ennemi déclaré : les islamistes. Ceux-ci ne sont majoritaires ni en Tunisie, ni en Egypte. Seulement leur mode d'organisation s'appuyant sur les mosquées comme lieu de prêche populiste et les associations caritatives comme source de financement et d'encadrement de la population, en fait un redoutable challenger. Le vide créé par les régimes rend quasiment impossible l'émergence d'une force démocratique capable d'endiguer la colère populaire dans le sens d'une vraie démocratie. L'on remarque cependant qu'ils adoptent une attitude d'une intelligence extrême. Parce qu'ils ont longtemps servi comme épouvantail, justifiant les pires violations des droits de l'homme, ils font profil bas. Ils ne se présentent pas comme les leaders du mouvement, ne s'approprient pas les succès et appellent à un large consensus. Cette attitude vise à rassurer à la fois le reste des forces politiques mais aussi l'Occident. Nul n'est dupe, et les hésitations occidentales le démontrent. La politique occidentale de soutien à des régimes autoritaires et corrompus a atteint aujourd'hui ses limites. Elle a surtout produit des séquelles qui seront lentes à gommer. Les foules, les intellectuels, même ceux qui revendiquent des valeurs universelles, la modernité, ont de forts sentiments antioccidentaux, que toute stratégie de containement des révolutions en cours ne fera que raviver au service, une nouvelle fois, du discours identitaire intégriste. Quand les USA ont fermé les yeux sur le renversement du gouvernement iranien en 1954, ils ont préparé la révolution de Khomeiny, parce qu'ils ont disqualifié les élites occidentalisées. Le nouveau contexte nécessite beaucoup de doigté. Il faut bien évidemment appuyer les transitions démocratiques, les libertés publiques et individuelles, mais aussi régler les conflits régionaux. On le voit avec le conflit au Sahara occidental, où le Polisario est devenu un vivier d'AQMI, menaçant la stabilité de tout le pourtour méditerranéen. L'Occident doit redéfinir ses options pour la région, en respectant les aspirations populaires. Ce n'est pas d'une position étriquée qu'il s'agit, mais de la défense des intérêts bien compris. Parce qu'il est vain de croire, la situation de l'Irak le prouve, qu'on peut installer des démocraties sur commande. Il est aussi inutile de vouloir comprimer les aspirations démocratiques et égalitaires au nom de la stabilité. La nouvelle démarche ne pourra s'appuyer sur les mêmes outils. Le rôle dévolu au Qatar comme force de pression est inopérant, populiste et peu crédible. L'Occident se doit d'assurer ses valeurs en cette période historique trouble pour éviter que les changements dérivent et créent le chaos, dans une sphère géostratégique qui est tout simplement la plus importante du globe… Avant qu'il ne soit trop tard.