En français, il a un accent néerlandais. En néerlandais, il a l'accent de Rotterdam. Ahmed Aboutaleb, 55 ans, est originaire de Beni Sidel dans le Rif marocain. À la mort de son grand-père, avec sa mère et ses cinq frères et sœurs, il quitte le Maroc à 15 ans, pour rejoindre son père, ancien imam de son village et qui a émigré à La Haye où il travaille comme agent d'entretien. Ingénieur, travailliste, il est élu bourgmestre de Rotterdam en 2009. Son franc-parler en fait un des hommes politiques les plus populaires des Pays-Bas, au point que certains lui prédisent un avenir de Premier ministre. A Rotterdam. Propos recueillis par Olivier Stevens L'Observateur du Maroc et d'Afrique: Après les attaques de Charlie Hebdo vous avez fait sensation en déclarant : «Foutez le camp si vous êtes mécontents!» aux musulmans intégristes. Réutiliseriez-vous cette formule aujourd'hui ? Ahmed Aboutaleb : J'ai fait cette déclaration à chaud, en direct à la télévision le soir des attentats de Charlie Hebdo. Je l'ai dit sous le coup de l'émotion mais je ne regrette rien. J'ai adressé ce message aux musulmans qui ont un problème avec les libertés en Occident. Le sens était celui-ci : «Si vous n'aimez pas la liberté, par pitié, faites vos valises et partez. Si ça ne vous plaît pas que des humoristes fassent un journal, alors dégagez!». Je crois que, même après coup, j'ai bien fait de le dire. Ma voix vient de mon cœur, du fond de mes tripes, C'est celle du fils d'immigré marocain qui a trimé dur pour se faire une place dans la société néerlandaise. Je crois que pour toucher les jeunes, c'est le genre de discours qu'il faut tenir. Par dessus tout, ils doivent entendre une voix musulmane qui leur dit la vérité. Vous avez pourtant été décrié par une partie de la communauté musulmane et même de la communauté marocaine ici aux Pays-Bas…. Oui, je sais qu'on a dit que j'étais contre les musulmans, contre les Marocains. On m'a même traité d'agent de l'empire sioniste ! Mais, il faut tenir un discours de vérité aux jeunes issus de l'immigration. Leur avenir est ici, pas dans leur pays dit «d'origine». Je n'aime pas cette expression, elle ne reflète rien. D'ailleurs, la grande majorité des jeunes issus de l'immigration n'a jamais mis les pieds au Maghreb ou en Afrique. S'ils doivent vivre et se développer c'est ici qu'ils le feront. Selon les lois et les coutumes néerlandaises et européennes. Ils n'importeront pas je ne sais quel passé fantasmé ici. C'est par l'éducation qu'ils réussiront. Ils doivent savoir que l'Europe en général leur offre de belles perspectives d'avenir s'ils travaillent dur, s'ils ont de la discipline et de la volonté. Votre priorité c'est donc l'éducation ? Oui. C'est ma priorité absolue. Je veux abolir la ségrégation. Je veux plus de mélanges entre immigrés et Néerlandais et je veux que ce mariage réussisse. C'est pour cela que je suis très attentif aux attitudes dans l'espace public. Il y a un savoir-vivre européen très codifié, issu des Lumières et de la modernité auquel les immigrés doivent s'adapter. Je suis aussi sensible à la place de la religion. Je suis musulman pratiquant, mais mes croyances ne sont que pour moi, jamais je ne les imposerai. Votre bilan plaide pour vous, avec une ville plus sûre hormis certains quartiers. Comment l'expliquez-vous ? C'est vrai que j'ai été très dur avec les islamistes, certains me le reprochent d'ailleurs. J'ai peut-être pu leur dire ce que j'avais à leur dire parce que je suis musulman moi-même. S'ils n'acceptent pas ce discours venant de moi, ils le rejetteront encore plus sûrement venant d'un Européen de souche qu'il soit calviniste ou catholique. Au fond, les intégristes ne m'intéressent pas. Ils ne m'intimident pas. Ils ne me feront pas taire et ne m'empêcheront pas d'inviter les immigrés ou descendants d'immigrés, qu'ils soient musulmans ou animistes ou bouddhistes à respecter un espace commun. C'est la condition préalable à l'instruction, au progrès, au bonheur. Etes-vous favorable à la limitation de l'immigration ? Je pose toujours la même question lorsque l'on aborde ce débat : «Faut-il continuer à accueillir des migrants alors même que certains parmi eux ou, à plus long terme, leurs enfants vont nous menacer?» On ne peut pas me taxer de racisme puisque je viens moi-même «d'ailleurs». Les candidats au djihad n'aiment pas la liberté, ils détestent notre façon de vivre. Soit ! Alors qu'ils s'en aillent ! Vous savez, l'immigration, hormis pour quelques riches familles privilégiées, est un rude combat de chaque jour. A Rotterdam, capitale économique des Pays-Bas, se côtoient 174 nationalités. Cette tour de Babel ne tient debout que si l'on respecte les valeurs ancestrales de ses fondations. Ces valeurs sont celles de Spinoza, de Descartes, d'Erasme, d'Anne Frank. Votre réaction est la même après les attentats de Paris en novembre et ceux de Bruxelles plus récemment ? Oui. Les attentats de Paris et de Bruxelles m'ont mis dans une fureur noire. Si l'on revendique le vivre ensemble, il faut accepter le compromis; ceux qui s'y refusent n'ont qu'à faire leur examen de conscience et avoir l'honnêteté de reconnaître qu'il n'y a pas de place pour eux ici. On est là au cœur du débat. Ces criminels ont construit leur démonstration à partir de l'islam. Dire que l'islam n'a rien à voir avec leurs actions, c'est vraiment absurde. C'est pourquoi j'affirme que les autorités religieuses musulmanes n'ont pas été à la hauteur des attentats. Je plaide, par ailleurs, pour que les leaders religieux modérés investissent aussi l'Internet pour y répandre leur vision du Coran. Une lecture ouverte et positive qui est la vision de près de 99% des musulmans. Aux candidats au djihad qui jouissent de la nationalité néerlandaise, je leur adresse cette supplique: A ceux qui veulent vivre à Raqqa, siège du groupe Etat islamique, je dis: si telle est votre volonté, soyez conséquent et rendez-moi votre passeport. Car le passeport néerlandais, c'est plus qu'un document de voyage: c'est une partie de votre identité et un engagement de défendre la société ouverte fondée sur le compromis qui est celle des Pays-Bas. Si vous ne vous reconnaissez pas dans ces valeurs, partez et allez demander à M. Baghdadi de nouveaux papiers d'identité. Que diriez-vous aux «migrants» qui arrivent par dizaines de milliers en Europe ? Au moment où nous parlons, une flopée de bateaux, petits et grands, traverse la Méditerranée, pour la plupart en provenance du monde musulman, chargés d'hommes et de femmes en quête de liberté et de sécurité en Occident. Je les comprends. Il y a quarante ans, ma famille a suivi la même route pour les mêmes motifs. En général, ces réfugiés sont bien traités en Europe. Mais, faut-il continuer à les accueillir? Est-ce la meilleure manière de remercier ceux qui les ont accueillis? C'est une question légitime et je comprends que de nombreux Européens se la posent. La négliger serait irresponsable et il appartient aux musulmans issus de l'immigration d'y répondre. Ces propos sont durs, mais je les assume. Au moins on ne pourra pas taxer un Aboutaleb de racisme, ni de laxisme. DOSSIER « De la délinquance à Daech » paru dans L'Observateur du Maroc et d'Afrique n° 349, du 08 au 14 avril 2016.