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Michel Serfaty, Rabbin engagé : «C'est en luttant ensemble que le lien entre juifs et musulmans se recrée»

Le Rabbin Michel Serfaty le confesse, être décoré du Wissam Al Arch lui a rappelé son attachement profond au Maroc. Une distinction d'autant plus symbolique qu'elle intervient au lendemain des attaques de Charlie Hebdo et de l'Hyper Casher de Paris.
Le Rabbin Serfaty est connu pour son engagement visant à combattre les préjugés dans des quartiers sensibles. Des actions qu'il mène dans le cadre de l'association de l'amitié judéomusulmane de France (AMJF). Cela fait plus de dix ans qu'il sillonne, avec l'imam Mohammed Azizi, les routes de France à bord d'un bus pour promouvoir l'amitié entre juifs et musulmans. Sans agression mais avec humour et pédagogie, le Rabbin Serfaty et l'Imam Azizi tentent, via l'AMJF, de retisser les liens entre ces deux communautés. Le leitmotiv de l'association : «On se ressemble plus qu'il ne semble». C'est pour transmettre ce message à la jeunesse des quartiers sensibles que le rabbin de Ris-Orangis a lancé la chanson «Tous unis» avec le rappeur Coco-TKT.
Afin de mieux comprendre son combat, notre correspondante à Paris, Noufissa Charaï a passé une matinée avec lui dans sa synagogue à Ris-Orangis, une banlieue du sud-est parisien.
L'Observateur du Maroc et d'Afrique. Qu'est-ce qui vous a motivé pour créer l'association de l'Amitié Judéo- Musulmane de France ?
Michel Serfaty : L'association est née en 2004, j'avais alors reçu un appel du président du CRIF qui s'étonnait de ne plus me voir agir, et la même semaine je reçois un appel du recteur de la mosquée de Paris et du président du consistoire et nous décidons de nous réunir pour une nouvelle initiative. Je voulais une action d'envergure nationale avec des moyens, des ressources mais surtout une stratégie. Nous avons lancé la journée de l'amitié judéo-musulmane de France à la Cité des Sciences et de l'Industrie. Il y avait plusieurs stands qui mettaient en évidence des caractéristiques juives et musulmanes et il y avait aussi des musiciens. Nous attendions 200 personnes pour le premier repas, nous avons fini à 800.
Alors que les juifs sont très préoccupés par la montée de l'antisémitisme, nous leur montrons qu'il y a de la place pour une amitié judéomusulmane en France. Depuis les années 2000, et plus exactement depuis qu'Ariel Sharon s'est rendu sur l'esplanade de la mosquée en 2001 une nouvelle forme d'antisémitisme apparait en France. Il n' y a pas d'actes antisémites à Saint-Michel ou dans le Cantal alors que toutes les régions Île-de-France sont touchées par ce nouvel antisémitisme qui a brutalement éclaté en 2001. Les actes recensés par l'Etat et rendus publics montrent que 95% des auteurs ont des noms de résonance musulmane. Cette année, il y a eu 2020 actes racistes en France, dont 810 à 820 actes antisémites et 410 à 420 actes racistes anti musulmans. C'est préoccupant ! 60% des actes racistes en France concernent la communauté juive et musulmane cumulée. Les actes racistes anti musulmans n'apparaissent que depuis 3 ans et cela peut être dû à différentes raisons. Soit parce que les actes racistes anti musulmans n'étaient pas recensés, soit parce qu'ils n'étaient pas un sujet de préoccupation pour l'Etat. À l'époque, la communauté musulmane était dissoute dans la nation et n'était pas prise en compte par les institutions étatiques.
Au plan spirituel, quels sont, selon vous, les principaux points de convergence entre le judaïsme et l'islam?
Dès le la fin du deuxième tours, j'ai organisé une exposition avec l'Institut du Monde Arabe et le Musée d'Art et d'Histoire du Judaïsme. C'était la première exposition commune. Intitulée «Culture en Partage», elle mettait en lumière les plus grandes similitudes des deux religions : les origines, la naissance, le nom des prophètes, la circoncision, les liens entre sources bibliques et tradition coraniques, le mariage, le deuil, les orientations des lieux de cultes (les musulmans aussi priaient en direction de Jérusalem avant de se rediriger vers la Mecque). L'histoire des juifs en terre d'islam révèle que la rencontre des juifs et des musulmans à travers leur religions, leur productions intellectuels et artistiques ont eu des convergences et des complémentarités. Après, en tant que juif je ne peux pas oublier l'histoire du judaïsme en Libye, en Iran, en Irak, en Tunisie et en Espagne avec la période particulière de l'Andalousie, tout ce passé historique rappel que même s'il y a eu souffrance et douleur a certains moments il y a aussi eu des rencontres et du partage. Les juifs ont plus connu la quiétude en terre d'islam, qu'en terre chrétienne.
Comment êtes-vous reçu dans les cités, quelles sont les réactions ?
Les réactions sont variées. Avec le bus de l'association, nous nous déplaçons dans les zones urbaines sensibles, ce sont des quartiers ghettoïsés, avec un fort taux de chômage, mais également d'échec scolaire et de délinquance. Ainsi, je préfère parler de quartiers incandescents plutôt que de quartiers sensibles. Ce sont des foyers qui peuvent facilement exploser, je les appelle les «brasiers de France et de Navarre». Certains jeunes froissent le tract de l'association lorsqu'ils lisent le mot «juif», mais généralement les amis autour se désolidarisent de cette réaction. Monsieur Azizi intervient dans la conversation car il est légitime, c'est un imam qui a une très bonne connaissance de l'islam. Du coup, il se base sur le Coran pour convaincre les jeunes. Certains parmi eux demandent souvent à monsieur Azizi s'il a reçu une fatwa pour travailler avec un juif. Certains peuvent avoir des expressions violentes, mais ils ne nous agressent jamais. Ceux qui parfois affichent leur aversion des juifs viennent souvent demander pardon et m'embrasser la main à la fin, comme ils le font avec l'imam. Il y a un travail en profondeur à faire avec ces populations, qui n'a jamais été fait. Cette situation est le résultat d'un abandon de ces populations pendant deux ou trois générations. Nous ne les avons pas accompagnées, ni armées de connaissance propre à la civilisation française. Parfois, nous avons des animateurs musulmans de l'association qui nous appellent alarmés et impuissants parce qu'ils sont confrontés à des propos antisémites chez des enfants en bas âge.
Comment retissez-vous les liens entre le judaïsme et l'islam ?
J'insiste sur le verbe que j'ai choisi pour lancer notre mouvement : «Bâtir» et pas «rebâtir». Les gens de ma génération me disent : «Mais nous avons déjà réussi à vivre ensemble, c'était une période agréable; je réponds que c'est de la nostalgie. » La troisième génération de musulmans vivant en France n'a rien connu de cette période. Par conséquent, il y a une ignorance de la chose juive. Il faut bâtir pour qu'il y ait une prise de conscience de la distance qui s'est établie entre ces deux communautés. Pour tisser les liens, je fais valoir notre présence ensemble en France et le souci que nous avons ensemble, en tant que citoyens, de construire la nation dans laquelle nous vivons. Et cet effort de construire ensemble entraine une solidarité des communautés. Nous pouvons reconstruire le lien entre musulmans et juifs en luttant ensemble contre les discriminations. Il ne fait aucun doute que les populations les plus discriminées en France sont celles des zones urbaines sensibles. Or, elles accueillent une immigration extra-européenne avec des musulmans d'Afrique du nord ou centrale et plus récemment d'orient. En revanche, les juifs en France ne sont pratiquement plus victimes de discrimination. C'est donc en luttant ensemble que le lien se recrée. Nous vivions une crise sociale d'intégration, ces populations discriminées sont confinées, consciemment ou pas. Nous avons laissé ainsi s'installer des zones d'exclusions et d'échecs, autrement dit : des ghettos. Il est de notre devoir de sortir de notre confort, de sortir de nos beaux quartiers, et d'aller à la rencontre de ces populations. Ce geste consiste à sortir de l'entre soi pour rencontrer «l'autre». Je leur dit ensuite : «On se ressemble, plus qu'il ne semble».
En quoi votre collaboration avec un imam, Monsieur Azizi, permet-elle de faire passer le message plus facilement ?
Quand nous, un Rabbin et un imam, arrivons dans un quartier sensible, cela crée toujours la surprise, mais nous avons un rapport de respect à leur égard, pas d'hostilité ou d'agression. Les deux premières années, notre arrivée dans les quartiers surprenait. Un juif et un musulman ensemble ça faisait «flash». Nous nous sommes fixés un objectif : interroger les juifs sur ce qu'ils pensent des musulmans et demander aux musulmans ce qu'ils pensent des juifs. De là, nous avons constaté que les deux avaient une masse considérable de préjugés. Nous avons donc fait appel à des psychologues sociaux pour expliquer les préjugés antimusulmans et antisémites. Nous avons également formé nos équipes qui sont en contact avec les populations afin d'apprendre à identifier un préjugé racial ou xénophobe, le définir et le reconstruire. Il est important de définir ce que représente une agression antimusulmane ou antisémite sur le plan psychologique. Il faut remonter à l'origine du préjugé pour ne pas laisser place à la discrimination.
Vous avez sorti la chanson «Tous unis» avec le rappeur «Coco-tkt» qui a collaboré avec Dieudonné avant de se désolidariser de lui. A qui vous adressez-vous ?
Parfois, il y a de la francophobie dans le rap, il y a la détestation de la France. Il faut donc utiliser leur moyen de communication pour faire passer le message. Du coup, vous avez des jeunes de quartiers qui disent : «Elle est belle la France». Il faut dans un premier temps aimer la France pour ce qu'elle est, et non pas pour ce qu'elle vous donne. Ensuite, je m'adresse aux adolescents, aux enfants mais aussi aux mamans. Les mamans doivent venir aux synagogues pour connaitre les juifs. Celles qui avaient des préjugés finissent par me lancer : «Mais, on nous a menti sur vous».
Vous dites que dans les quartiers où vous vous rendez, certains ne connaissent pas des juifs, la ghettoïsation est-elle un frein pour le vivre ensemble ?
Il y a deux phénomènes qui se cumulent. D'une part, l'échec de l'intégration. De l'autre, des phénomènes d'acculturation en échec. Cela révèle que nous avons laissé s'installer les cultures des pays d'origines dans un niveau primaire et ils regorgent de préjugés homophobes, contre les femmes, mais aussi de préjugés antisémites. Parfois, j'ai des phrases comme «Vous le Rabbin, vous avez la clef de la richesse». Ce sont des préjugés qui relèvent de la croyance. Ceux qui les profèrent n'ont pas l'impression que c'est antisémite.
En quoi l'antisémitisme a-t-il changé de nature ?
Nous faisons la distinction entre le nouvel antisémitisme des années 2000 et celui qu'il y a eu en Europe à partir du Ve siècle, jusqu'à la Shoah. Cet antisémitisme historique était indéniablement lié au mépris du juif enseigné par l'église catholique romaine et protestante. Cet antisémitisme était concret, dans la mesure où l'église a introduit dans sa liturgie l'enseignement du mépris du juif considéré comme un peuple déicide. Puis, il y a eu l'espoir de la substitution de l'église au judaïsme en Israël. Cela s'est manifesté par les croisades ou les meurtres rituels. Le nouvel antisémitisme se déclenche, à travers l'Europe et pas seulement en France, avec beaucoup de brutalité dans les années 2000 lorsque Ariel Sharon se rend sur l'esplanade de la mosquée et qu'éclate l'intifada. Certains veulent vite lier cet antisémitisme au conflit israélo-palestinien, mais ce n'était qu'un déclencheur d'un phénomène latent.
Mais distinguez-vous antisémitisme d'antisionisme ?
C'est une pierre d'achoppement dans mes échanges avec de nombreux musulmans de France. Même avec ceux aux profils culturels avancés par rapport à celui des banlieues. Ils ne font pas de différence entre la politique du gouvernement israélien et le juif israélien que l'on dissimule derrière l'expression sioniste. D'autant plus que, comme j'aime le rappeler, sioniste vient de «Sion», ce qui correspond pour les juifs dans la bible à Jérusalem. Or, nous aimons Jérusalem, même les musulmans aiment Jérusalem qu'ils appellent «Al-Quds». Par conséquent, nous sommes sionistes. L'amour de Sion a été transmis aux juifs depuis des millénaires. C'est une erreur d'utiliser le terme antisioniste. Ils peuvent dire qu'ils sont opposés à la politique israélienne et à ce moment-là c'est un débat d'opinions. Alors que le terme «anti-sioniste» est ambivalent. Surtout lorsqu'il y a une ignorance sur le sens du mot. Il ne faut pas que cela sonne comme une opposition à l'existence d'Israël. Il vaut mieux se déclarer anti-politique israélienne, anti-politique coloniale israélienne, mais pas anti-sioniste car cela revient à nier l'existence d'Israël.
Vous dites que lorsque vous avez été agressé en 2003, c'est parce que dans l'esprit de vos agresseurs vous représentez le colon israélien ?
Ils utilisent le prétexte du lien des musulmans aux Palestiniens pour dire que le juif est comme un soldat Tsahal et cette assimilation est facile et rapide. C'est un déclencheur d'une détestation du juif, indépendamment du conflit israélo-palestinien. Mais, au-delà du conflit, il y a des jeunes qui refusent d'étudier la Shoah par exemple.
Mais ce sont des exceptions, voire des épiphénomènes, cela ne risque-t-il pas de stigmatiser l'ensemble des jeunes de ces quartiers ?
Je suis en partie d'accord. C'est-à-dire qu'il y a un danger de la généralisation et une facilité avec laquelle nous transportons ces exceptions sur l'ensemble des musulmans. Je ne suis pas d'accord en revanche pour considérer cela comme un épiphénomène. Il y a plusieurs mouvances de l'islam de France en fonction des mosquées. Il y en a qui font encore le «douâa» tous les soirs du ramadan en disant «Ô Dieu, fait disparaitre de la terre les juifs et les chrétiens». Dans certaines mosquées salafistes, certains l'avouent et considèrent que c'est un rite. Pourtant, je rappelle qu'au Maroc le roi a émis un décret interdisant ce genre de «douâa».
La montée de l'islamophobie vous inquiète-t-elle ?
Je veux préciser que le mot «islamophobie» n'existe pas encore dans le dictionnaire. La langue n'a pas encore désigné un mot pour qualifier l'acte raciste antimusulman. L'islamophobie y mêle la religion. Le problème c'est que les actes sont dirigés contre l'homme et non contre la religion. L'islamophobie insinue une interdiction de la critique de la religion musulmane, ce qui revient au blasphème. Or, ce n'est pas en accord avec la société laïque française. Mais il est indéniable qu'il y a eu des actes racistes antimusulmans.
Et quels sont les préjugés des juifs sur les musulmans ?
Les Rabbins me disent souvent «Ismaël détestait Isaac et par conséquent jamais les musulmans ne pourront aimer un juif». C'est un préjugé antimusulman d'origine religieuse. Il n'y a pas de rapport entre un texte vieux de 2500 ans, des images symboliques et la réalité actuelle. Nous ne pouvons pas transposer la mythologie Abrahamique à la réalité sociale d'aujourd'hui. Il ne faut pas faire d'assimilation.
Benjamin Netanyahu, Premier ministre israélien, a appelé les juifs de France à venir s'installer en Israël. Le nombre de départ «Alya» a explosé depuis 2013. Cela vous inquiète-t-il ?
Cet appel du pied n'est pas récent, il prolonge ce qu'a fait Sharon et d'autres. Tous considèrent Israël comme «Terre de refuge des juifs». C'est ce que nous appelons «le droit au retour». Le mouvement d'Alya n'a jamais cessé depuis 1948. Jusqu'aux années 70, ils étaient en moyenne 700 juifs de France à faire chaque année la Alya. Au début des années 2000, nous en étions à 1200 Alyas en moyenne. Donc ce n'était pas très inquiétant. Mais, brutalement, en 2013, le nombre est passé à plus de 2500. Pour 2015, ils annoncent 12.000 Alyas ! C'est indéniablement lié à l'antisémitisme sachant que l'Etat n'a rien fait pour le prévenir pendant 10 ans. Cela a commencé avec la réaction de Lionel Jospin après l'incendie de la Synagogue de Trappes. Quant à Nicolas Sarkozy, qui disait pourtant : «Quiconque attaque un juif attaque la République », il n'a rien fait pour lutter contre l'antisémitisme. Le premier à agir est Manuel Valls. Les derniers attentats ont créé un sentiment de peur. 60% des Français disent craindre les musulmans alors que le problème n'est pas les musulmans. Il ne faut pas généraliser ! Il s'agit d'une minorité radicale. Lorsque vous vous penchez sur le profil des auteurs, vous remarquez qu'ils viennent tous des quartiers sensibles. En grande partie, ce sont des voyous et ils ont trouvé un prétexte pour devenir soit disant des musulmans radicaux, mais le musulman moyen n'a rien à voir avec tout cela. Le danger est de verser dans une généralisation hâtive, mais aussi d'ignorer une réalité, à savoir que la majorité de ces actes ont été commis par des jeunes issus de ces quartiers, ayant un manque de culture et d'intégration.
Pourtant c'est dans des pays musulmans, y compris au Maroc que des juifs ont vécu en sécurité. Au Maroc, avez-vous déjà ressenti de l'antisémitisme ?
Dans le panorama des pays musulmans, il n'y a aucun doute que le Maroc est une exception. Je rappelle avec plaisir que le Maroc est le seul pays musulman qui n'a pas expulsé ses juifs. Le nationalisme marocain a été contenu aussi par les rois du Maroc alors qu'en Tunisie, en Libye, en Egypte et en Irak, le nationalisme a eu pour conséquence la persécution des juifs et leur expulsion. J'ai passé mon enfance à Marrakech dans un quartier entre le Mellah et la médina, je sortais sans inquiétude pour me rendre à l'école. Je n'ai jamais eu d'inquiétude, alors que dans la France d'aujourd'hui, des parents sont inquiets pour leurs enfants. Je le redis, au Maroc je circulais en toute liberté. J'ai vécu des moments où les musulmans venaient à la rencontre des juifs avec plaisir pour construire des cabanes de Souccot. Ils offraient des fleurs, du fromage et de du beurre pour Pessah. Il y avait une véritable complicité. Parfois, des amis au Maroc me mettaient en garde contre certains quartiers où soit disant «les musulmans égorgeaient les juifs» et les juifs eux ne se promenaient pas avec la dague. Donc, il y avait cette image qui revenait. Sinon, il y avait parfois l'expression «dak lihoudi lakhor». Après, nous avons pour le Maroc un profond amour, nous étions «des étrangers en terre natale». C'est-à-dire que tous les juifs ont été scolarisés dans les écoles de l'Alliance. Ils nous disaient de parler français et pas l'arabe. Ils nous enseignaient l'histoire des Gaulois plutôt que celle des dynasties marocaines ou de moments forts comme lorsque Youssef ben Tachfine appelait les juifs pour être médecins et «toujares sultan» (Commerçants du sultan).
Mohammed V a reçu, le 20 décembre dernier, à titre posthume, le prix Liberté à la Synagogue B'nai Jeshurun à New York pour avoir protégé les juifs du Maroc. Cette histoire est-elle connue par ces jeunes que vous rencontrez ?
Malheureusement, les jeunes musulmans arrivant en France, en Belgique et Hollande ont été happés par les mouvances wahhabites. Le Royaume cherche les moyens de garder dans son giron ses sujets de la diaspora. Nous subissions cette dérive wahhabite qui a gagné des musulmans de cette diaspora. Lorsque je rencontre des familles marocaines, je leur parle du Roi Mohammed V qui a répondu au régime de Vichy : «Les juifs sont mes sujets» pendant la guerre, tout en gérant ses relations avec la France. Il accueillait les délégations rabbiniques et représentatives de la communauté juive pour les rassurer et leur dire : «Nous sommes ensemble et la crise passera». Lorsque Vichy essaye d'aller contre la volonté du Roi, Mohamemd V va lui tenir tête et il tente de limiter les restrictions imposées aux juifs. Par la suite, les Américains vont à leur tour donner raison au Roi.
Et les juifs de la nouvelle génération connaissent-ils cette histoire?
Les juifs la connaissent. Elle est publiée dans la presse juive, française, israélienne et américaine. Les juifs originaires du Maroc ont tous une profonde conscience de ce que le Maroc a fait pour eux.
Au lendemain du printemps arabe, il y a eu une révision constitutionnelle au Maroc. La constitution stipule désormais que l'unité du Royaume est «forgée par la convergence de ses composantes arabo-islamiques, amazigh et saharo-hassani, l'identité marocaine s'est nourrie et enrichie de ses affluents africains, andalous, hébraïques et méditerranéens». Cette reconnaissance dans les textes était-elle importante pour vous ?
Cet acte de Mohammed VI, à savoir la révision de la constitution, mérite notre immense admiration. C'est une invitation qu'il a faite aux juifs pour rappeler leurs apports culturels pendant des siècles au Maroc. Je compare l'acte de Mohammed VI aux gestes des grands hommes de France comme Alexandre Dumas, l'abbé Grégoire qui ont plaidé pour que la première convention reconnaisse le droit d'égalité des citoyens juifs de France, ce qui a permis leur émancipation. Le premier pays à le reconnaître, sur le plan constitutionnel, c'est le Maroc, c'est extraordinaire! Le Royaume reste un pays unique dans sa relation avec les juifs. C'est un pays qui offre la possibilité d'avoir des instituts universitaires hébraïques. Il faut que les Marocains d'ici restent fidèles à leur histoire et qu'ils ne se laissent pas contaminer par la détestation des juifs que le wahhabisme et le salafisme tentent de répandre à travers le monde.
Après la France, la deuxième plus grande communauté de Marocains résidant à l'étranger se trouve en Israël. Souhaitez-vous leur retour au Maroc à travers une Alya inverse, d'Israël vers le Maroc ?
L'amour pour le Maroc est indéniable pour les juifs du monde entier. Il y a des juifs de Montréal qui envoient des médicaments au Maroc, des professeurs qui organisent des cours gratuitement pour le Maroc. L'amour des juifs pour le Maroc est exceptionnel. Mais avec le contexte actuel mondial, je ne pense pas qu'ils reviennent. Ils sont installés et enracinés dans de nouveaux pays. En revanche, les juifs du Maroc se mobilisent pour ce pays, à titre de reconnaissance, sur les plans scientifique, artistique et culturel. Moi, je pourrai demain dispenser des cours gratuitement, je donnerai mon temps au Maroc sans problème et beaucoup le font ou seraient prêts à le faire. Il y a une reconnaissance qui traduit un sentiment de gratitude pour le Maroc, en plus de notre affection.
Cette interview a été publiée dans L'Observateur du Maroc et d'Afrique du 8 avril 2016


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