Le duel entre conservateurs et progressistes atteint des sommets en ce mois de Ramadan 2015. En cause, la multiplication des affaires liées aux libertés individuelles. Décryptage. L'affaire la plus médiatique concerne l'agression verbale et physique de Siham et Sanaa, deux filles de 19 et 23 ans, dans le Souk Tlat d'Inezgane, ville mitoyenne d'Agadir, le 16 juin dernier, à 3 jours du Ramadan. En cause ? Leurs tenues, jugées trop indécentes par certains marchands, qui se sont mis à les insulter, ameutant une foule de badauds qui, à leur tour, a commencé à les injurier et à leur cracher dessus. Terrorisées, les jeunes filles sont parvenues à se réfugier dans une boutique. A l'arrivée de la police, plusieurs marchands ont suivi l'estafette jusqu'au Commissariat central et insisté pour que les deux victimes soient jugées et condamnées pour leur «péché». Quelques jours plus tard, leur procès pour «outrage à la pudeur» est annoncé pour le 6 juillet prochain. Elles risquent entre un mois et 2 ans de prison selon l'article 483 du Code pénal. Leurs agresseurs en revanche ne sont pas convoqués. La colère des féministes et des militants des droits humains ne s'est pas fait pas attendre. Une pétition circule (20 000 signataires à ce jour) réclamant la relaxe des deux jeunes filles et des sit-in de soutien ont été organisés notamment à Agadir, Rabat et Casablanca. Alors que les journalistes peinent à obtenir des informations plus précises sur cette affaire et ses protagonistes, des militants locaux ont affirmé à l'Observateur du Maroc et d'Afrique que ce sont les commerçants islamistes affiliés à l'association Renaissance et Vertu qui sont à l'origine de cet incident. «Souk Tlat, en raison notamment de sa proximité avec la gare routière et la station de taxis pour le Sud, est réputé depuis longtemps comme un coupe-gorge, le repaire de bandits et de pickpockets, mais la présence croissante des islamistes a rajouté à ce climat d'insécurité. Même quand on y va en foulard et djellaba, tenue traditionnelle qui protège a priori du harcèlement «ordinaire», on doit affronter les regards réprobateurs et méprisants des barbus », rapporte une militante féministe locale. Le Souss, fief fondamentaliste ? Ce souk périphérique, poche anarchique où se côtoient commerçants patentés et marchands ambulants, grossistes et détaillants, riches négociants et vendeurs à la sauvette, enfants des rues et mendiants, serait-il tombé sous l'escarcelle des fondamentalistes, encouragés par le laxisme des autorités concernées, comme le prétendent nos interlocuteurs ? Une chose est sûre en tout cas. Agadir et sa région vivent sous tension en ce mois de ramadan. La capitale du Souss et le sud du Royaume, en général, sont connus depuis toujours pour leur conservatisme, auquel est venu s'ajouter ces trois dernières décennies un engouement sensible pour le religieux dans la sphère sociale et politique. La plupart des cadres amazighs du PJD et de la mouvance islamiste de manière globale sont issus des villes et villages du Souss, à l'instar de Saadeddine El Othmani, originaire d'Inezgane. Les progressistes affirment que l'étau se resserre chaque année davantage sur les libertés individuelles dans une région qui, malgré sa mentalité traditionnaliste et patriarcale, a su néanmoins préserver jusque-là une hospitalité, une tolérance et un esprit de vivre-ensemble qui font sa renommée auprès des tours opérateurs du monde entier. Les derniers événements semblent légitimer leurs craintes. Anza, surfeurs contre...bikinis « Respect Ramadan, No Bikinis ». Le slogan, siglé en blanc sur un drapeau noir rappelant l'étendard noir de Daech, a surpris, choqué et indigné. OEuvre d'un club de jeunes surfeurs du village d'Anza (Plaka Anza) au nord d'Agadir, qui se sont amusés à la brandir fièrement à l'entrée dudit spot pour poster ensuite leurs photos sur Facebook, l'affiche en question a fait le tour du Maroc et du monde des réseaux sociaux, dès sa publication, le 19 juin dernier. Devant le tollé soulevé par cette campagne anti-liberticide et face aux inquiétudes des opérateurs touristiques quant à l'impact de ces clichés sur une saison déjà peu reluisante, les autorités de la Wilaya confisquent les affiches de la discorde le 23 juin et identifient les initiateurs de la campagne. Ceux-ci continuent à crier au malentendu, assurant que leur intention était uniquement d'expliquer gentiment aux touristes les moeurs marocaines pendant ce mois sacré et de permettre à leurs parents d'aller se promener sur la plage sans craindre de croiser des filles dénudées. Du côté du gouvernement, le verdict est sans appel : «On ne peut admettre que des personnes, seules dans leur coin, se mettent à dicter leur loi à la place des pouvoirs publics. Personne n'a le droit de s'ériger en garant de la vertu et encore moins de décréter aux touristes la manière dont ils devraient s'habiller sur une plage.», a ainsi déclaré en substance à nos confrères de Medias 24 Lahcen Haddad, le ministre du Tourisme. Rupture du jeûne en public, une fronde marginale ? Les premières actions de rupture du jeûne en public ont été initiées par le Mouvement Alternatif pour les libertés individuelles (MALI) en septembre 2009. Six ans plus tard, la page des « Masayminch » compte près de 6.000 sympathisants sur facebook. Leur revendication ? L'abrogation de l'article 222 du Code pénal qui punit d'une peine d'un à 6 mois de prison toute personne «qui, notoirement connue pour son appartenance à la religion musulmane, rompt ostensiblement le jeûne dans un lieu public pendant le temps de Ramadan, sans motif admis par cette religion ». Les membres les plus téméraires de Masayminch postent leur photo buvant ou mangeant en plein jour dans les lieux symboliques de leur ville, se prenant au passage une volée d'injures et de malédictions de la part des internautes. A l'instar de ce jeune homme qui s'est photographié en train de boire une bouteille d'eau sur l'esplanade de la Tour Hassan, à Rabat, le premier jour de ramadan. Dans les villes plus petites et plus conservatrices, la réaction de l'homme de la rue est souvent beaucoup plus violente, les rubriques de faits divers des journaux se faisant l'écho régulier de tentatives de lynchage de malades mentaux ou de diabétiques ayant eu le malheur de boire ou de manger en public pendant ce mois de jeûne. Les déjeûneurs sontils marginaux ou sont-ce les Marocains qui seraient devenus plus crispés quant à la religion ? « Nos grands-parents et nos parents n'étaient pas moins musulmans que nous. Pourtant, dans les années 70 et même 80, je me souviens que nous mangions parfois dehors avec les copains du quartier ou de fac en plein ramadan, c'était une façon d'affirmer notre rébellion contre l'ordre établi. Au pire, nous récoltions des «lah ihdikoum ya chabab» bienveillants. Mes soeurs et mes cousines quant à elles prenaient des bains de mer durant le jour, personne n'y voyait une quelconque provocation », se remémore Hassan, 70 ans. Homosexualité, le grand tabou L'esplanade de la Tour Hassan à Rabat semble le lieu de prédilection des militants pour les libertés individuelles. C'est sur ce site historique de la capitale que deux activistes des Femen se sont embrassées, seins nus, pour dénoncer la criminalisation de l'homosexualité par le législateur marocain. Dans le projet de nouveau Code pénal, la privation de liberté (6 mois à 3 ans de prison) devrait être maintenue tandis que l'amende sera alourdie et pourra aller jusqu'à 20.000 dirhams. Lahcen et Mohcine, les deux jeunes Marocains qui ont suivi l'exemple des Femen en s'embrassant à leur tour sur la célèbre esplanade le 3 juin dernier, ont écopé chacun de 4 mois de prison ferme assortis de 500 dirhams d'amende pour «obscénité» et «actes contre nature». La diffusion de leurs noms et de leurs photos avait provoqué l'ire d'islamistes et de conservateurs qui sont venus manifester leur colère devant leurs domiciles familiaux. Une dizaine de jours plus tard, le 29 juin, une vidéo, d'une violence inouie, montrant le lynchage d'un supposé travesti sur le boulevard Hassan II à Fès par une foule déchainée, est diffusée sur les réseaux sociaux. Devant l'indignation de l'opinion publique et la peur légitime que l'Etat ne soit plus en mesure de protéger les citoyens dans l'espace public contre la vindicte de la rue, le Parquet de la capitale spirituelle a promis de sévir contre les agresseurs, dont deux ont déjà été arrêtés. C'est dire combien ramadan réveille les démons du conservatisme populaire et de l'intolérance à l'altérité. Quoi qu'il en soit, un fait sur lequel s'accordent modernistes et laïcs, est la nécessité de clarifier l'ensemble des lois relatives aux libertés individuelles et collectives, afin que chaque citoyen sache sans ambages ce qui est interdit ou autorisé par le législateur, et cesse de vivre avec une épée de Damoclès sur la tête, menaçant de lui tomber dessus par le biais d'un magistrat trop zélé dans son interprétation des textes. Quant aux islamistes, ils espèrent bien que les prochaines élections leur conféreront encore plus de poids sous la coupole. Le duel est loin d'être terminé... ——————- L'avis d'Abderazak Mouzaki Le procès des deux jeunes filles d'Inezgane, et toutes les affaires similaires portant atteinte aux libertés des citoyens auxquelles nous assistons ces derniers temps, représentent un recul incontestable des droits individuels garantis par la Constitution de notre pays. L'Etat ne doit pas ouvrir cette brèche aux obscurantistes, de telle sorte qu'ils s'imaginent les gardiens de la vertu sociale et de la morale religieuse. Ce serait la porte ouverte aux lynchages et aux vindictes populaires ! Il doit leur signifier clairement qu'il existe des lois dans ce pays et qu'ils doivent s'y plier comme tous les autres Marocains, le Maroc ne sera jamais une terre de talibans. A mon avis, le gouvernement islamiste d'Adelilah Benkirane essaie par le biais de tous ces faux scandales de moeurs de dissimuler son cuisant échec politique tout en reconquérant ses bases à la veille de l'échéance électorale. Or, nous autres progressistes et défenseurs de la laïcité, avons le sentiment de vivre le climat qui régnait dans les années 80, avec les fatwas, les tribunaux et les punitions de la Chabiba Islamiya. Nous ne pouvons pas nous payer le luxe de revenir en arrière. Société civile, syndicats et partis politiques, nous devons, tous, nous unir pour faire face à l'obscurantisme et faire progresser notre pays vers plus de libertés, de démocratie et d'Etat de droit.