Comme pour sanctionner une situation prévalant de longtemps, la constitution octroyée par le roi Hassan II, et adoptée par référendum populaire en décembre 1962, déclare en son article 3 que «les partis politiques, les organisations, les conseils municipaux et les chambres professionnelles concourent à l'organisation et à la représentation des citoyens». Certes, les partis politiques se trouvent en tête de toutes ces institutions citées, censées être parties prenantes pour seulement «concourir» à jouer ce rôle directif et à être cet instrument privilégié de par l'énoncé de ce texte fondamental, écrit pour la première fois dans l'histoire du pays, dont l'essentiel ne sera jamais modifié lors des remaniements qui y seront opérés ultérieurement à l'issue d'autres consultations référendaires. On considérera, plus de cinquante années durant, que cet article lapidaire est essentiel, car il déclare péremptoirement - en plus - dans un alinéa qu'«il ne peut y avoir [dans le Royaume] de parti unique». Cette affirmation se voulait, à l'époque des années cinquante/soixante, une rupture claire et nette avec la pratique des Etats nés notamment de la massive décolonisation du Tiers-monde, qui semblaient pratiquement s'inspirer tous de l'organisation politique des Etats communistes ou fascistes du vingtième siècle. Le souverain défunt, avec quelque ostentation, ne perdait pas une occasion de s'enorgueillir de tels principes imbus de la tradition libérale démocratique - dans discours, entretiens, propos ou livres... A satiété, cette assertion était martelée à l'envi jusqu'à perdre de sa vigueur novatrice. Les forces organisées, nées du Mouvement national, se disaient, pour la plupart d'entre elles, surtout à partir de la moitié de l'année 1963, peu convaincues par la réalité de la pratique normale de la démocratie, selon les modèles que pouvait dicter l'Occident par exemple. Même le vieux parti-matrice de l'Istiqlal, qui avait pourtant contribué avec fougue à l'acceptation du projet constitutionnel dès le début, n'allait pas tarder - à partir de 1963 - à prendre ses distances avec un régime royal qui montrait de plus en plus des signes inquiétants d'autoritarisme. La base sur laquelle pouvait s'appuyer le régime se rétrécissait singulièrement, en cela que les centristes de gauche ainsi que la bourgeoisie libérale cessèrent bientôt d'apporter leur adhésion à un makhzen qui ne leur permettait plus de se croire exister, même comme simple appendice actif quelconque. Cette longue période de l'histoire contemporaine du Maroc, que beaucoup baptisèrent «années de plomb», ne commença à se dissiper qu'à la fin de la vie de Hassan II, lorsqu'il décida d'introduire une forte dose d'assouplissement dans les murs rigoureusement sévères qui présidaient jusqu'alors à la gestion et à l'administration du pays. Fin de règne salutaire, qui permit une passation de pouvoir fluide et prometteuse, facilitant largement l'intronisation du jeune monarque Mohammed VI sous les meilleurs augures. Pour la démocratie, nombreux étaient ceux, Marocains et étrangers, qui croyaient enfin à l'avenir de son observance selon les modes respectueux des normes de la liberté, enfin complètement mieux reconnues, peut-être sûrement. En des mots plus simples, plus prosaïques et plus ordinaires : le désir semblait, avec l'accession du nouveau souverain, assuré par exemple de faire réaliser l'objectif défini par le fameux article 3 de la Constitution à propos des partis politiques pour qu'ils puissent, sans entraves, exercer leur mission tel que cela avait été écrit d'une manière concise et par là même très vague, mais paradoxalement pas indéterminée à notre avis, parce que cela laissait ouvert tout l'éventail positif des possibles. Dans le cas d'espèce, on recommençait à caresser l'espoir, qui paraissait réalisable, de vivre une démocratie apaisée dont l'énergie s'actionnerait par le libre fonctionnement dynamique des différents instruments institutionnels, respectant le plus scrupuleusement qu'il soit légalement loisible. Tout d'abord, les partis politiques existants, tous autant qu'ils soient grands ou petits, nouveau-nés ou multi-décennaux, aimaient à croire que l'ère de la fabrication artificielle et volontaire par le haut de ligues, factions ou groupes montés de bric et de broc pour simplement être destinés à servir de soliveau central à l'édifice makhzénien, était une affaire qu'on pouvait juger devenue obsolète - à mettre sur le compte des égarements déviants d'un passé dorénavant révolu. Cette illusion était entretenue par le fait évident et flagrant que toutes les expériences de création ex nihilo de machines (de guerre ?) destinées à embrigader de larges masses afin qu'elles prêtent allégeance servile et soutien indéfectible au régime monarchique avaient fait long feu. La toute première tentative d'élaborer un large «parti du roi» avait été entreprise en 1963 à l'instigation de l'homme-lige de Hassan II, l'ami intime du roi alors, véritable homme orchestre gouvernemental aussi qui cumulait dignités, ministères et nombre de positions diverses. Autour de sa minuscule organisation qui s'intitula «Parti socialiste démocratique», il ramassa un certain nombre d'individualités politiques indépendantes ainsi que le tout nouveau «Mouvement populaire» des Ahardane et Khatib, pour se lancer à l'assaut de la citadelle de l'opposition qu'était principalement «l'Union nationale des forces populaires», mise sur pied par les dissidents du Parti de l'Istiqlal, avec des résidus du «Parti démocratique de l'Indépendance» dispersés et enfin rejoint par quelques éléments radicaux épars... Ce conglomérat hétéroclite, sans idéologie précise, aspirant à regrouper et à rassembler toute cette kyrielle d'individus fiévreusement à l'affût du pouvoir - ou plutôt de ses attributs visibles, se dispersa après un laps de temps pour ne plus donner signe de vie, à cause de l'instauration de l'Etat d'exception et de l'éclipse forcée de l'animateur de cette expérimentation première, Ahmed Réda Guédira, personnalité du reste d'envergure remarquable. Quelques années plus tard, peu après la Marche Verte de 1975 entreprise par Hassan II pour faire recouvrer et réintégrer le Sahara marocain jusqu'alors colonisé par l'Espagne, un autre essai fut diligenté pour bâtir, au nom du renouveau, un édifice politique destiné à faire pièce aux partis traditionnels de gauche comme de droite, devenus pourtant sinon plutôt dociles, du moins accommodants, sous la houlette, cette fois-ci, d'un condisciple du roi au collège royal devenu Premier ministre après les deux tentatives de coup d'Etat (1971 et 1972). Ahmed Osman mena ses troupes étiques, composées surtout de cadres de la haute administration et de proches du pouvoir, à une victoire retentissante et fulgurante, remportant d'emblée la majorité absolue au Parlement, quelques petits mois après le lancement de l'étiquette «indépendants». Mais ce capital considérable ne dura pas très longtemps puisqu'une scission du groupe «Rassemblement national des indépendants», ainsi qu'il se dénomma lorsqu'il se transforma en parti, enfantera par scissiparité une nouvelle organisation qui s'affirmait à vocation ruraliste, «le Parti national démocratique». Jamais deux sans trois. On verra enfin, au début de la décennie quatre-vingt, Maâti Bouabid, chef de gouvernement issu de la mouvance syndicaliste, s'aménager une nouvelle structure politique autour du slogan qui se voulait original et mobilisateur autour de l'appel à la mobilisation de la génération post indépendance. Ce fut un pauvre avatar, une mésaventure de nouveau pitoyable qui n'en finit pas aujourd'hui de s'éteindre, à l'exemple aussi du parti établi peu auparavant par Ahmed Osman. Actuellement, après dix années pleines de «l'ère nouvelle», qu'en est-il du système des partis dans le Royaume ?