Trop occupé par sa besogne, Said ne prête pas attention aux passants le fusillant du regard. Le jeune homme a l'habitude de faire ces rondes prospectives dans cette rue du quartier de la Villette et il s'est presque habitué aux remontrances des habitants. Les chiffonniers, «mikhalis» pour les intimes, ne sont pas particulièrement appréciés par ici et on ne se gêne pas de le leur montrer. « Je travaille dans ce quartier depuis mon arrivée à Casablanca. Dès le début, j'ai compris que notre travail gêne les habitants qui croient, à tort, que l'on vient pour saccager leurs quartiers et éparpiller leurs ordures !», explique Said avec amertume. A 23 ans, ce jeune originaire de Settat, compte déjà quatre ans d'expérience dans ce secteur atypique. N'ayant pas décroché son baccalauréat, il rejoint son cousin chiffonnier depuis une dizaine d'années. « Je ne pouvais pas refuser cette proposition de travail. C'est toujours mieux que le chômage surtout que mon père peinait depuis quelques temps à prendre la famille en charge », raconte Saïd tandis qu'il dénichait des canettes de bière à l'aide d'une sorte de crochet, dans une poubelle en bas d'un immeuble. Sur sa charrette tirée par un âne frêle, on peut distinguer quelques gros sacs séparés. En effectuant un premier tri, Said prend le soin de séparer bouteilles en verre, objets en plastique, cannettes, boîtes d'aluminium et cartons. « Après avoir déniché le bon objet, cette deuxième étape de tri est importante. Ça facilite la tâche lors de la livraison de la marchandise à nos revendeurs », explique-t-il en saluant son cousin Hammouda, également en prospection dans la rue avoisinante. Ce dernier vient de finir sa ronde qu'il démarre aux aurores et boucle vers le coup de 11h. Un shift qu'il se dit contraint d'accommoder aux horaires de passage du camion d'ordure. « C'est notre concurrent et ennemi numéro 1 que l'on doit absolument précéder ; sinon on perd la cagnotte de la journée », confie Hammouda. Comme Said, ce dernier préfère travailler le jour. D'autres chiffonniers, eux, préfèrent le shift nocturne. « C'est plus tranquille. Les rues sont désertes, pas de circulation ni de dérangements par les habitants mécontents ni par la police. Cette dernière nous apostrophe souvent à cause notamment de l'utilisation de la charrette à âne », explique Hassan, 20 ans, père d'un garçonnet et vivant avec sa petite famille à Sidi Moumen. Il travaille avec Said et Hammouda pour le même revendeur spécialisé dans le recyclage du carton. « Un bon filon qui rapporte mieux que le verre et l'aluminium », note Hassan qui gagne entre 70 à 120 DH par jour en revendant ses précieuses trouvailles. « Les gens ne se rendent pas compte de la valeur de ce qu'ils jettent. Nous si et ça nous permet de gagner notre vie tout en nettoyant la ville», ajoute le jeune homme qui a démarré sa carrière de chiffonnier à l'âge de 14 ans. « Je connais les quartiers de Casablanca sur le bouts des doigts. Je connais le contenu de leurs poubelles à force d'y fouiller. Si le vieux centre ville est une aubaine pour les chercheurs de bouteilles et autres canettes rejetées par les bars et autres restaurants, les quartiers industriels, eux, recèlent de trésors en plastique et en carton. Pour les quartiers résidentiels, le contenu des poubelles est plus varié et peut réserver même de belles surprises », lance le jeune chiffonnier sur un ton de connaisseur. Un profilage précis que ses collègues valident d'un acquiescement de la tête. Ils nous rappellent que la distribution géographique de ces travailleurs informels est toutefois gérée par une sorte de loi interne. « Chacun a sa zone de travail qu'il ne doit pas dépasser pour éviter toute altercation », prévient Said, en insistant sur le respect du territoire de chacun. Concurrence, prospection, respect des lois internes, gain, territoire d'action, ambition, évolution, plan de carrière... cette profession n'a rien à envier à un boulot classique. Ses 10.000 travailleurs accomplissent chaque jour leur mission de collecte et de tri sur le terrain dans les grandes villes avant de se rassembler auprès de leurs revendeurs. « Nous constituons le lien entre l'informel représenté par les chiffonniers et le secteur formel, c'est-à-dire les usines de recyclage. Certains parmi eux sont sous notre tutelle. On leur offre l'abri, la charrette mais ils restent indépendants. Ils sont ainsi payés pour la quantité de matière recyclable collectée », clarifie Mustapha, revendeur de carton, l'une des rares matières recyclables dans notre pays. Rappelons que 100 à 150 kilos de carton usagé sont collectés tous les jours par un chiffonnier actif et revendu à 35 centimes le kilo. C'est ce que nous apprend le documentaire « Profession Mikhali » réalisé par la société d'emballage GPC, détentrice de plusieurs unités de recyclage du carton et travaillant en étroite collaboration avec les revendeurs et leurs chiffonniers. Ainsi, grâce aux efforts de fouille des « mikhalis », notre pays récupère 28% du carton usagé. Un taux qui reste en dessous des ambitions des professionnels qui aspirent à atteindre le taux de recyclage réalisé chez les voisins européens et qui dépasse les 60%. « Cet objectif reste lointain actuellement à cause notamment de la non adoption du système de tri sélectif dans notre pays. Ce dernier est au stade de projet depuis plus de 10 ans maintenant », regrette Mustapha. Une situation qui n'est pas prête de changer... « Du moins pas pour tout de suite. Nous y travaillons et nous comptons adopter le système de tri sélectif progressivement en commençant dans un premier temps par deux poubelles distinctes avant de pouvoir passer à la vitesse supérieure », nous annonce Hakima El Haite, ministre déléguée en charge de l'environnement. Cette dernière insiste d'ailleurs sur le rôle des citoyens et des industriels dans la réussite de l'opération de recyclage. « Cette opération permettra au Maroc de récupérer d'importantes quantités de matière premières et de devises tout en protégeant les forêts et l'environnement en général ». Des propos qui sont confirmés par les chiffres éloquents indiquant qu'une tonne de papier recyclé épargne 2,5 tonnes de bois coupé. Pour ne citer que l'exemple du carton, notre pays, qui en consomme plus de 180.000 tonnes par an, importe 70% de sa matière première pour satisfaire les besoins d'un secteur qui génère 11 milliards de dirhams de chiffre d'affaires par an, soit 2,7% du PIB industriel et 1,14% du PIB national. Des chiffres qui en disent long sur l'importance du marché de la récupération et surtout sur le coût lourd, économiquement parlant, du retard dans l'adoption d'un recyclage intelligent et organisé ❚ Batteries recyclées Une convention relative au programme de recyclage de la filière des batteries usagées a été signée en mars dernier. Le coût de l'opération s'élève à 70 millions de DH. Ambitieux, ce programme prévoit l'obligation de la ristourne de la batterie usagée à chaque achat d'une nouvelle batterie. A défaut, une consigne de 150 dirhams devrait être payée par le consommateur. D'après Hakima El Haite, cette somme n'est en aucun cas une contravention. « C'est un acte citoyen de sensibilisation », insiste-t-elle. Rappelons que le Maroc compte 674.000 de batteries usagées, soit l'équivalent de 10.000 tonnes de déchets. En l'absence de filières spécialisées dans leur recyclage, ces batteries constituent un véritable danger pour la santé et l'environnement. Ainsi, les trois sociétés spécialisées dans la fabrication de batteries utiliseront leurs réseaux à travers le Maroc pour la récupération de 60% des batteries usagées. Ceci sans oublier d'intégrer des collecteurs issus du secteur informel afin de récupérer non seulement les batteries, mais le plomb et le cuivre qu'elles contiennent et qui sont achetés par le Maroc trois fois plus cher à l'étranger. Lire aussi :