Les Etats du Golfe n'ont guère l'habitude de régler leurs différends publiquement. C'est pourtant ce qu'il vient de se passer avec le rappel des ambassadeurs d'Arabie Saoudite, de Bahrein et des Emirats Arabes Unis au Qatar. Les trois pétromonarchies – auxquelles ne se sont joints ni Oman ni Koweit – reprochent à Doha de s'ingérer dans leurs affaires intérieures et de « ne pas respecter » l'accord de sécurité signé en 2013 à Ryad. Ils affirment même que le Qatar a soutenu une tentative de coup d'Etat des Frères musulmans aux Emirats Arabes Unis en novembre 2013 alors que le nouvel émir Tamim Ben Hamad Al-Thani se serait engagé par écrit à ne plus s'ingérer dans les affaires intérieures de ses voisins ! C'est sans précédent depuis la création du CCG (Conseil de Coopération du Golfe), il y a plus de trente ans, pour faire face à la montée en puissance de l'Iran dans la région. Les révoltes arabes ont exacerbé la crise La rivalité entre Ryad et Doha depuis le début des années 2000 n'est pas nouvelle. Car l'Arabie Saoudite, poids lourd du Golfe et du CCG, supporte mal la volonté du « petit » Qatar de profiter de sa manne gazière pour mener une diplomatie conquérante et s'imposer comme l'un des acteurs majeurs de la région. Les révoltes arabes ont exacerbé les rivalités entre ceux qui, derrière Ryad, n'y voient que menace pour la stabilité de la zone et de leur régime et ceux qui les soutiennent à l'instar du Qatar, de la Turquie ou du Hamas palestinien. Au coeur du contentieux entre les deux capitales : les Frères Musulmans et la chaîne de télévision qatarie Al Jazeera, qui ne se prive pas d'égratigner les autocrates du Golfe. La guerre en Syrie aura été la première étape de cette explosion des tensions. Saoudiens et Qataris rêvent certes d'abattre le régime de Bachar El Assad, estimant que sa chute affaiblirait son allié iranien et briserait « l'axe chiite » qui va de l'Iran à l'Irak – désormais gouverné par un premier ministre chiite – en passant par la Syrie et en traversant le Liban grâce au Hezbollah. La chute de Assad reste donc un objectif commun de Doha et Ryad. Mais les deux capitales se livrent à une concurrence féroce pour contrôler le leadership de la rébellion. Le Qatar soutient ainsi les Frères Musulmans, mouvement jugé déstabilisateur et hostile aux régimes dynastiques, tandis que l'Arabie Saoudite appuie les salafistes/ wahabites. L'Egypte a cristallisé le conflit La destitution de Mohammed Morsi, le président égyptien Frère Musulman, a exacerbé plus encore ces antagonismes. Les Saoudiens, qui n'ont déjà pas digéré le renversement de leur « ami » Hosni Moubarak, ainsi que les autres pétromonarchies, soutiennent le coup d'Etat en Egypte. D'autant que le nouvel homme fort du pays, le général al Sissi est un ancien attaché militaire égyptien à Ryad. Du coup, alors que l'Union Européenne envisageait de suspendre l'aide financière de 5 milliards d'euros promise à l'Egypte, l'Arabie Saoudite assurait être prête à compenser toute sanction occidentale. Le roi Abdallah justifiait même son soutien au Caire par la nécessité de « lutter contre le terrorisme et la sédition » – comprendre les Frères Musulmans – avant de classer carrément la confrérie « organisation terroriste ». Une position aux antipodes de celle des Qataris qui, non contents de la soutenir – ils ont versé 7 milliards de dollars aux Frères, amenant Ryad à en donner 12 à l'armée égyptienne ! – accueillent leurs dirigeants et leurs capitaux. Tout se passe comme si le Qatar, convaincu que sa faible population le mettait à l'abri de soubresauts majeurs, avait compris que la confrérie se retrouvait, avec les révoltes arabes, au coeur de la vie politique de nombreux pays arabes, et qu'il était donc urgent de s'en rapprocher. La colère des Saoudiens est d'autant plus grande que le Qatar accepte désormais sur son sol les opposants des autres Etats du Golfe et que Al Jazeera diffuse depuis janvier les prêches incendiaires du religieux égyptien Youssef al-Qaradawi, très proche des « Frères » et contempteur des pétromonarchies ! Cet activisme inquiète d'autant plus les Saoudiens que les chiites (minoritaires dans le royaume wahabite) ont manifesté à plusieurs reprises à l'Est du pays et que la contestation a été relancée par l'arrestation à l'été 2012 d'un dignitaire chiite prônant la scission des régions chiites pétrolifères de Qatif et d'Al-Hassa ... Préserver un front uni face à l'Iran Si la crise mise à jour par le rappel des ambassadeurs est la plus grande qu'ait connu le CCG , rien ne dit qu'elle ira beaucoup plus loin. Certes, les ressortissants qataris devraient faire l'objet de contrôles renforcés en Egypte, tandis que les diplomates qataris et les détenteurs de passeports spéciaux auront besoin d'un visa pour s'y rendre. Ryad a en outre décidé que les écrivains et journalistes saoudiens doivent cesser leurs collaborations avec les journaux qataris. Pour autant, les intérêts pétroliers des monarchies – elles détiennent un peu plus du quart des 6.000 milliards de dollars des capitaux des fonds souverains – et plus encore la peur de l'Iran chiite et de son rapprochement avec les Etats-Unis leur imposent de garder un front uni. En réalité, la dramatisation de la crise semble surtout viser à faire pression sur le Qatar – au moment où la mise au pas des Frères Musulmans en Egypte l'embarrasse et l'isole quelque peu – pour qu'il cesse d'être le vilain petit canard du CCG. C'est aussi un immense défi pour le nouvel émir du Qatar Tamim ben Hamad al Thani, qui a succédé à son père en juin dernier. Pourra-t-il concilier la détermination de Doha à se faire une place sur la scène internationale et la volonté qu'on lui prête d'opérer un rapprochement avec l'Arabie Saoudite ? Vaste chantier ❚