Ahmed charaï Mais les crises récurrentes sont là pour rappeler que toutes les plaies ne sont pas cicatrisées et que les atavismes ont la peau dure. Sur tous les grands sujets, la coopération réelle et consistante donne aussi lieu à des «chamailleries», des éclats, des frictions. Ainsi, la lutte contre le terrorisme par exemple, dans laquelle les deux pays sont engagés, bute sur le refus des juges ibériques de collaborer avec leurs alter ego marocains. Dans la lutte contre la drogue, les deux polices collaborent, mais en sous-main, le Maroc étant toujours accusé de ne pas en faire assez. Au même moment, plusieurs trafiquants condamnés au Maroc mènent un train de vie de nabab en Espagne. Coopération Ces frictions ne peuvent cependant cacher que la coopération existe, qu'elle est importante, vitale pour les deux pays. L'étendue des sujets où les deux voisins sont liés le prouve : Sahara, terrorisme, drogue et flux migratoires, avant même de parler économie. Sur le Sahara, l'Espagne, ancien colonisateur, a longtemps tergiversé. Au début, après la mort de Franco, la diplomatie espagnole a même tenté de dénoncer l'accord de Madrid. Aujourd'hui, elle soutient la proposition d'autonomie marocaine mais reste attentive aux réactions algériennes : cette frilosité est d'autant plus incompréhensible que l'Espagne connaît parfaitement le dossier et sait que ce territoire est marocain et que la solution séparatiste n'est pas viable. Le franquisme l'avait imaginée pour avoir un Etat croupion qui resterait dépendant de l'Espagne. Sur les flux migratoires, le Maroc et l'Espagne font ce qu'il est humainement possible de faire. Les autorités ibériques le reconnaissent volontiers. C'est tellement vrai que les nouveaux circuits d'immigration clandestine se situent au sud du Maroc. Toutes ces questions, dans lesquelles la coopération est palpable, font ressortir parfois des suspicions assurément liées au passé lointain ou contemporain. Ce contexte ne peut faire oublier que l'Espagne a besoin du Maroc pour retrouver le chemin de la croissance et que l'économie marocaine ne peut se passer de ce voisin et de la vitalité de plusieurs secteurs. Il est loin le temps où tout était focalisé sur l'accord de pêche et l'agriculture, sujets qui ont empoisonné les relations pendant une décennie. Mais pour développer les relations économiques, au-delà du stade actuel, il faut évacuer les atavismes, les incompréhensions. La culture est un bon moyen pour y arriver. L'Année du Maroc en Espagne augure d'une approche dans ce sens. La Catalogne et l'Andalousie l'ont compris il y a longtemps, c'est à l'Etat central espagnol de faire le pas. Image de voisinage Hakim Arif Lorsque l'Alliance Renault Nissan a décidé d'implanter une usine dans la zone industrielle de Tanger Med, le Maroc a évidemment salué l'événement. L'Espagne ne pouvait que regarder alors que chez elle, des usines automobiles sont en difficultés. Rétablissement des choses avec le désistement de Nissan. Le constructeur japonais ne pouvait suivre son partenaire français dans cet investissement, la crise ayant érodé ses capacités. Mais comme il avait intérêt à produire près de l'Europe il a fini par porter son choix sur la région de Barcelone. C'est de bonne guerre, l'investisseur va là où ses capitaux rapportent le mieux. On imagine ce qu'a été la bataille des régions d'accueil pour intéresser le constructeur. Match nul donc dans ce jeu. Le Maroc garde Renault, tandis que Barcelone accueille Nissan. Mais ce qui est bien, c'est que ce partage peut faire plus pour les échanges entre l'Espagne et le Maroc. Ce dernier a encore des choses à offrir à Nissan qui recherchera certainement des intrants à bon prix. C'est donc au Maroc d'agir. « Nous sommes dans une logique d'interdépendance» Larbi Messari, journaliste, ancien ministre de la communication. Propos recueillis par hakim arif L'observateur. Y aura-t-il toujours autant de contradictions ou bien les relations maroco-espagnoles évolueront-elles vers plus de sagesse ? Larbi Messari. Les contradictions, il y en aura toujours. Nous sommes deux voisins qui partageons beaucoup de choses, et donc nous avons comme partout des problèmes de voisinage. Les intérêts des Marocains et des Espagnols se heurtent de temps en temps. Par exemple, quand le Maroc fait une bonne récolte de tomates, les agriculteurs d'Alméria s'énervent devant la concurrence de la tomate marocaine. C'est pourquoi d'ailleurs un quota a été institué. Au moindre dépassement, les Espagnols protestent. Il y a donc plusieurs points d'intersection qui font que de temps en temps, les relations semblent aller vers plus de tension. Il y a aussi les délocalisations, l'immigration, les villes de Sebta et Méllilia... C'est vrai, chaque fois qu'une entreprise espagnole délocalise au Maroc, les critiques fusent. Pour les Espagnols, pas tous évidemment, l'Espagne ne doit pas céder ses richesses. C'est vrai aussi qu'il y a plusieurs points conflictuels. Mais cela ne veut pas dire que l'un ou l'autre des deux pays espère le malheur à l'autre. Par exemple, la Chine tient l'économie américaine avec ses bons du trésor, mais elle ne va pas détruire l'économie de ce pays parce qu'elle se détruirait elle-même. Nous sommes dans une logique d'interdépendance. Ceci veut dire que personne ne peut se passer de l'autre. Comment voyez-vous les réponses de l'exécutif des deux pays à ces questions ? Je pense qu'aussi bien au Maroc qu'en Espagne, l'exécutif comprend très bien la situation. Il y a aussi le fait que le roi Mohammed VI dispose de deux qualités essentielles. La première est qu'il est jeune sachant que la classe politique espagnole est jeune aussi. Ensuite, son doctorat a été consacré aux relations maroco- européennes. Et de l'autre côté du détroit ? Il faut dire que les deux partis qui se succèdent au pouvoir ont tous les deux la même attitude envers le Maroc. Lorsque le parti populaire était au pouvoir, le Parti socialiste l'accusait d'abandonner les Sahraouis à leur sort. Le rôle s'est inversé : lorsque le PSOE est arrivé au gouvernement, c'est le PP qui lui renvoie l'accusation. Le Maroc est un thème électoral très important en Espagne. Parfois, la tension est si grande qu'on commence à craindre le pire. Un certain moment, on a parlé de guerre entre les deux pays. Je reste confiant sur ce sujet. Vous savez que les armées du Maroc et de l'Espagne effectuent des manuvres communes régulièrement. Normalement quand cela se passe c'est que les deux armées pensent à un ennemi commun. Elles ne vont pas se faire la guerre alors qu'elles se connaissent mutuellement. Les deux pays sont condamnés à vivre ainsi pour longtemps. Il faut toutefois dire une chose. Il faut qu'il y ait des canaux de dialogue par thème. Ainsi, quand il y a un problème agricole, on fait intervenir le canal adéquat. Même chose pour l'immigration, pour le transport L'important c'est de pouvoir discuter d'un problème à la fois. Maroc Espagne Les non-dits d'une mésentente Mohamed semlali Novembre 2007. La décision d'attribuer l'appel d'offres du tramway Rabat Salé au groupe français Alstom a fini par convaincre les investisseurs espagnols que les grands projets structurants au Maroc échoient toujours aux entreprises françaises. Une délégation d'hommes d'affaires et de lobbyistes espagnols avait fait le siège des grands «faiseurs de miracles» à Rabat. Et malgré quelques propos rassurants glanés ici et là par les émissaires ibériques, le marché qui faisait saliver les Espagnols n'échappera pas aux Français. «Comme d'habitude», tempête un haut responsable de l'ambassade du royaume ibérique à Rabat. D'ailleurs, l'émoi suscité par cette décision à la chancellerie espagnole de Rabat est vite remonté jusqu'au palais de La Moncloa, siège de la présidence du conseil espagnol. Les conseillers économiques de José Luis Zapatero ne décolèrent pas contre les Français et pointent du doigt, encore une fois, «la francophilie maladive» des Marocains. Quelques mois plus tôt, le Maroc avait annoncé en grande pompe le lancement des travaux du premier TGV africain reliant Tanger à Casablanca. Les Espagnols ruent dans les brancards. Un autre gros «morceau» vient de leur filer sous le nez. Partenariat La vie entre les deux royaumes est continuellement ponctuée d'incompréhension de ce genre. Quand les responsables politiques et les hommes d'affaires espagnols ont l'occasion de le dire, ils ne se gênent pas : «Le Maroc est un protectorat économique français». Pis encore. Un membre du gouvernement catalan n'y va pas par quatre chemins : «En Catalogne, nous considérons le Maroc comme le principal partenaire stratégique de notre région et nous faisons tout notre possible pour ne pas provoquer la colère des Marocains. Malheureusement, le gouvernement et les autorités du royaume chérifien se focalisent trop sur les positions militantes des associations et des petits partis de la gauche». Côté marocain, on réfute catégoriquement les thèses espagnoles. Les politiques marocains sont certes, dans leur grande majorité, francophiles, mais cela ne les a pas empêché d'essayer à maintes reprises de nouer des contacts «amicaux» au-delà du détroit. Un ministre qui siège aujourd'hui au gouvernement de Abbas El Fassi et qui est connu pour ses amitiés espagnoles l'affirme : «Ici, on ne comprend pas encore le fonctionnement de l'Espagne. Cela n'a rien à voir avec la France. C'est une autre tradition politique et la société civile espagnole est très autonome. Par exemple, ceux qui soutiennent le Polisario ne le font pas parce qu'ils sont foncièrement antimarocains, mais parce qu'ils croient dans les positions du Polisario». Sans le vouloir, ce ministre marocain a mis le doigt sur l'un des points majeurs de la mésentente maroco-espagnole. L'incompréhension entre les deux pays trouve son origine dans l'histoire commune des deux pays jalonnée de malentendus et de quiproquos. En plus, ajoute un des fins connaisseurs du dossier, les relations entre la Zarzuela et le Palais royal marocain ne sont plus ce qu'elles étaient au temps de Hassan II. Si elles demeurent excellentes, les relations entre les têtes couronnées des deux pays souffrent du facteur «âge». Il est clair que les deux monarques, Mohammed VI et Juan Carlos, n'ont pas les mêmes tropismes. S'ils se vouent respectivement un respect sans bornes, les contraintes et les agendas politiques de l'un et de l'autre les éloignent assez souvent. Il faut dire qu'ici au Maroc, la classe politique n'arrive pas à comprendre les comportements de son homologue espagnole. Sans verser dans le chauvinisme primaire, les politiciens ibériques ainsi qu'une large partie de la société civile espagnole fait de l'anti marocanisme un fonds de commerce politique sinon un label commercial. Bernabé Lopez Garcia Professeur d'histoire contemporaine et d'islam à l'Université autonome de Madrid. «J'espère que les relations qui existent aujourd'hui entre nos deux monarchies continueront sur la ligne d'amitié et cordialité qui existait entre Juan Carlos et Hassan II.» Propos recueillis par Mohamed Semlali L'observateur Paradoxalement, on a tendance à dire que les relations entre le Maroc et l'Espagne sont bonnes sous les gouvernements socialistes et exécrables sous les gouvernements de droite. Le constat est-il vrai ? Bernabe Lopez-Garcia On ne peut pas établir une corrélation aussi directe. A l'époque du général Franco, on a assisté à des moments où il y a eu d'excellentes relations entre les deux pays, notamment lors de l'exil de Mohammed V et du gouvernement de droite dirigé par Calvo Sotelo en 1981 quand s'établissaient les bases de bonnes relations entre les deux pays. C'est vrai que les relations sont passées par de bons moments sous les gouvernements de Felipe Gonzalez. Mais on peut aussi se rappeler des difficultés comme la crise de Melilla en 1987 ; les crises de la pêche comme celle de 1994-95, et d'autres. Naturellement, récemment l'une des plus graves crises qu'ont traversées les relations hispano-marocaines a été celle de l'îlot Leïla sous la deuxième législature d'Aznar. Mais il ne faut pas oublier que pendant son premier mandat (1996-2000), les choses se sont passées de façon régulière avec d'excellentes relations économiques et même politiques. L'opinion publique espagnole perçoit le Maroc comme un ennemi, y-a-t-il des raisons historiques à cela? Cette affirmation est exagérée. L'opinion publique espagnole est très mal informée sur ce qui passe au Maroc. Elle demeure attachée à une vision figée à une époque où le Maroc était un pays autoritaire, arriéré, immobile. La presse espagnole, pour sa part, ne parle pas que des irrégularités qui continuent à se produire dans le Maroc d'aujourd'hui. Sincèrement, ici en Espagne, on ignore comment évolue la société civile marocaine, quelle envie de modernité réside dans les secteurs les plus actifs de la société marocaine. Mais de là à voir le Maroc comme un ennemi C'est vrai que les Marocains sont un des collectifs les moins valorisés par l'opinion espagnole. ?a obéit aux contentieux territoriaux qui opposent nos gouvernements et aux conflits historiques qui ont produit des milliers de morts dans les années 10-20, et même à un substrat traditionnel qui provient de la fin de la prétendue «Reconquête». Toutefois, la grande majorité des Espagnols (82 %) considère qu'il est important ou très important d'avoir de bonnes relations avec le Maroc. Les deux pays ont-ils, à votre avis, commis des erreurs dans leurs relations ? Sans doute. Pour ne pas parler du passé, ce qui nous occuperait trop d'espace, je cite du côté espagnol, le jeu d'autruche qui consiste à ne pas vouloir parler d'un futur stable et consensuel à propos des villes de Sebta et Melilla, ce qui serait une bonne chose aussi bien pour l'Espagne que pour le Maroc. Le consensus est très difficile, mais voyez ce qui se passe entre l'Espagne et l'Angleterre à propos de Gibraltar. On n'est pas arrivé au consensus, mais au moins on parle, on discute, et même on collabore. Dans le cas de Sebta et Melilla, la même démarche serait bonne pour les populations des deux côtés et surtout pour celles du nord du Maroc. Du côté marocain, par exemple, vouloir mélanger tous les dossiers des relations (relations économiques, territoriales, pêche, Sahara, émigration), empêche de traiter chaque dossier séparément. Heureusement que les partenaires économiques des deux pays ne mélangent pas les choses. Remarquez que, paradoxalement, lors de la crise de l'îlot Leïla, alors que les relations politiques ont souffert, les relations économiques ont continué de plus belle et même mieux qu'auparavant. Les relations entre les deux "Palais" ne sont plus les mêmes. Assiste-t-on à un changement dans l'approche marocaine ? J'espère que les relations qui existent aujourd'hui entre nos deux monarchies continueront sur la ligne d'amitié et cordialité qui existait entre Juan Carlos et Hassan II. L'avenir de ces relations sera-t-il la normalisation ou alors ces relations évolueront-elles encore en dents de scie ? Pour deux pays voisins, qui ont un contentieux territorial comme celui de Sebta et Melilla, qui ont des visions différentes sur un dossier important pour le Maroc comme celui du Sahara, et qui partagent trois quarts de million de citoyens transnationaux (les 700.000 Marocains installés en Espagne), il est «normal» de ne pas avoir de relations «normalisées» et cela risque de maintenir longtemps leurs relations en dents de scie. Ne pas mélanger les dossiers pourrait être une bonne solution pour normaliser les relations aussi bien d'un côté comme de l'autre du détroit.