La crise sanitaire a du bon. Obligés au début de l'adopter à cause des restrictions liées à l'Etat d'urgence et au confinement, les entreprises et leurs employés s'ouvrent au télétravail en opérant une véritable mutation socioculturelle. Par Hayat Kamal Idrissi
« Dès le déclenchement de la pandémie dans notre pays, notre entreprise nous a invité à travailler à distance. Pour moi, c'était une aubaine vu que mes enfants aussi étaient obligés de suivre leurs cours à distance. Ça me permettait à la fois d'accomplir mes devoirs de mère et ceux d'employée », nous raconte Latifa Majdeddine, auditrice qualité dans un centre d'appel à Casablanca. « Après la reprise des cours en présentiel, j'ai pris goût à ce mode nouveau de travail m'offrant un champ plus large d'autonomie, dans un milieu plus favorable et surtout une meilleure productivité et dans des conditions moins stressantes », nous explique-t-elle. Une expérience que la jeune employée qualifie de réussie malgré ses mauvais côtés. « Je dois reconnaitre que ma présence à la maison ne veut pas dire que j'accomplie mieux mon devoir envers ma petite famille. Tout au contraire, mon travail déborde souvent sur le temps que j'accorde à mon foyer. Pire, je n'ai plus de limites entre ma vie sociale et celle professionnelle même les week end », regrette la jeune mère.
Libération/privation
« Il est vrai qu'au début, on peut être content de ne plus avoir à se déplacer, à subir les comportements de certains collègues, la personnalité instable d'un supérieur mais cela revient également à renoncer à sa vie sociale quotidienne ! », commente Mostafa Massid, psychologue clinicien. Le café pour démarrer la journée, les pauses-déjeuner au resto de l'entreprise ou sur une terrasse de café, les histoires des uns et des autres ... « Le télétravail, est finalement un modèle qui, à la fois ; libère et prive de relations », nous explique le clinicien. D'après ce dernier, on peut être tout à fait content de pouvoir abandonner son costume ou son tailleur, pour rester en tenue décontractée, pendant que l'on s'acquitte de ses missions professionnelles. S'affranchir des « codes et des règles classiques » imposées en milieu professionnel, aurait un véritable effet libérateur. Mais ce n'est pas toujours une aubaine. « Si au début on prend plaisir à se mettre en pyjama devant son ordinateur, on risque vite de se sentir désorienté par rapport à l'image que l'on se fait de soi, d'une vie active épanouissante. S'habiller, se coiffer, (se maquiller pour une femme), autant d'habitudes qui aident à réhabiliter l'image de soi et prendre une posture professionnelle, et préparent psychologiquement à relever des challenges », note Massid.
Y prendre goût Plusieurs contraintes du télétravail que de nombreux employés ont du affronter et surmonter si l'on croit les résultats d'une récente étude menée par l'entreprise d'informatique américaine Cisco. A l'instar de 21 pays, au Maroc le télétravail est devenue une sérieuse option même après la fin du confinement et l'évolution progressive vers une vie plus ou moins normale. Rarement adopté jusqu'à maintenant, le télétravail séduit finalement. D'après cette étude, entreprises et salariés, ont exprimé leur volonté de maintenir un modèle de travail hybride avec une partie des collaborateurs opérant à plein temps ou partiellement depuis leur domicile, ou en dehors des locaux de l'entreprise. Au niveau mondial, plus d'un tiers des entreprises sondées considèrent, qu'à l'issue de la pandémie, plus de 50% de leurs employés resteront en télétravail. Véritable révolution culturelle, le télétravail s'impose ainsi comme un « nouveau » mode de travail garantissant à la fois productivité et cohésion sociale au sein de la famille. « Sur certains secteurs comme la santé et l'éducation, il va y avoir une ouverture après la pandémie en terme de télétravail sans pour autant changer radicalement la manière de travailler au Maroc. Cela va surtout encourager la digitalisation » réagit Myriam Alaoui, directrice générale de Cisco Maroc au lendemain de la publication de cette étude. S'y adapter D'après la responsable, si la pandémie a prouvé que l'on peut travailler à distance, elle a également révélé des lacunes. « Au début, il y avait un effet d'urgence, entreprises et salariés n'étaient pas tout à fait prêts. Aujourd'hui, les entreprises marocaines doivent s'adapter et régler les problèmes techniques soulevés par le télétravail tout en répondant à ces besoins précis pour un meilleur rendement de leurs salariés et dans de meilleures conditions », insiste la directrice de Cisco Maroc. Etre au four et au moulin, ce n'est pas toujours une chose aisée. Faire la part entre sa vie professionnelle et celle familiale alors qu'elles sont menées en parallèle, souvent dans un même lieu s'est avéré éprouvant psychologiquement pour de nombreux employés ; comme nous l'affirme le psychologue. « En effet, ce n'est pas toujours facile de gérer ce chevauchement des responsabilités. Nombreux sont ceux qui ont du mal à mettre des limites au temps famille et au temps travail », nous explique le thérapeute. « En proie à une anxiété excessive, à la culpabilité, ils ne parviennent pas à s'accorder le droit à la déconnexion et de ce fait vont toute les cinq minutes consulter les mails et messages sur leurs ordinateurs. Les supérieurs non plus n'arrivent pas à lever du pied et c'est éprouvant à la longue », décrit-il en connaissance de cause. D'après lui, il est pourtant simple de gérer cette situation avec une meilleure organisation évitant ainsi de sombrer dans le burn out ou la déprime. Comment donc ? Transformation socioculturelle Pour commencer Massid conseille de séparer l'espace de travail de celui de la vie personnelle, « délimiter des plages horaires fixes entièrement consacrées au travail, comme si on était en entreprise, et prévenir ses proches que l'on ne sera pas disponible, même si on est physiquement installé à son domicile », conseille-t-il en insistant sur l'importance de couper son smartphone et toute distraction potentielle. Aussi penser à remplacer le temps consacré auparavant à la préparation et au transport par un moment matinal pour soi, pour petit-déjeuner tranquillement, s'habiller prendre soin de soi, pour ne pas passer directement du lit à l'ordinateur. Travailler oui mais il ne faut pas pour autant oublier de rester disponible pour les siens. « Si on est en couple avec enfants et si les deux partenaires sont en télétravail, il est utile de se relayer, le parent qui travaille reste dans un espace dédié au travail, et le deuxième est dans une autre pièce à côté pour s'occuper des enfants, et vice versa », propose le psychologue.
« Pour une adoption optimale du télétravail, la transformation culturelle est un élément extrêmement important car le milieu de travail évolue rapidement, sous l'impulsion d'une main-d'œuvre en évolution et de la nature changeante du travail », résume Xavier Hemery, responsable technique à Cisco, en marge de la publication de cette étude. Une mutation socioculturelle qui va au-delà de l'adoption d'un nouveau mode de travail pour impliquer une adaptation intégrale à un mode de vie tout à fait différent avec toutes ses implications sociales, psychiques et pratiques.