Ala veille des célébrations de ses dix ans de règne, Mohammed VI pouvait bien se passer d'un tel cadeau. En son nom, la justice vient en l'espace de 24 heures de condamner à des amendes astronomiques quatre supports. Dans le premier dossier et sur plainte du Bureau de la fraternité libyenne à Rabat agissant pour le compte du guide Mouammar Khadafi, constitué partie civile, les quotidiens Al Jarida Al Aoula, Al Massae et Al Ahdate Al Maghribia ont été condamnés à payer chacun un million de DH de dommages-intérêts et une amende de 100 000 DH. Motif : atteinte à la dignité d'un chef d'Etat étranger. Dans le deuxième dossier, le mensuel Economie & Entreprises a été condamné à verser 5,8 MDH à Primarios dans le cadre d'une plainte pour diffamation intentée par l'entreprise dont l'actionnariat est adossé au Palais. Ces deux nouveaux jugements bouclent ainsi un processus décennal de flux et reflux marqué par des cycles de “punition” de la presse libre par le pouvoir politique via son appareil judiciaire ou administratif, entrecoupé de parenthèses d'ouverture et de séduction. Durant cette décennie, la liberté de la presse et le traitement journalistique de la monarchie, ont constitué un casse-tête insoluble pour les architectes du régime. Deux thèses s'affrontent. La première, minoritaire, plaide pour la nécessité de ne pas bâillonner le monde de la presse, malgré quelques abus déontologiques ou professionnels, inévitables en cette phase de “démocratisation” après les années de plomb de Hassan II. Les partisans de cette thèse défendent la nécessité d'une presse libre au Maroc dont le rôle est aussi de protéger le chef de l'Etat contre les silences de la cour, dévoiler les critiques des sujets de Sa Majesté que son entourage est amené à cacher ou à édulcorer d'une manière ou d'une autre. Partant de ce postulat, le clan de l'ouverture a soutenu le projet de réforme du code de la presse, les aides aux entreprises éditrices de journaux, l'institution d'un Prix professionnel annuel portant d'ailleurs le nom de Mohammed VI... À l'opposé, un deuxième clan développe la théorie d'une “presse responsable”, respectueuse des lignes rouges, de la sacralité du roi et des institutions du pays. Pour cela, tous les moyens sont bons afin de “corriger comme il se doit les supports impertinents” : procès en justice pour diffamation, amendes record, boycott publicitaire... Un arsenal puissant est déployé pour étouffer la liberté de jugement et de critique de cette presse insolente. Dernière trouvaille de ce clan : le “devoir d'exemplarité” à travers la création de supports de presse imprimés sur du beau papier, soutenus à grand renfort de publicité par les filiales proches du régime et encadrés par des mercenaires étrangers dont la culture républicaine est aux antipodes de l'ordre monarchique millénaire marocain. Ces titres de presse ont pour vocation de concrétiser le concept de “presse responsable”. Autrement dit : une presse lisse, consensuelle et révérencieuse drapée dans les valeurs de liberté et d'ouverture. Car, il faut bien se poser in fine une question de fond : quelle est la fonction de la presse dans un pays ? Informer le peuple sur ce que font (ou lui cachent) ses gouvernants ou amuser la plèbe avec des légendes illustrées et des faits divers ? Le régime de Mohammed VI n'a rien à gagner à bâillonner la presse libre et indépendante. Les procès en diffamation doivent retrouver leur cours normal en tant que délits de presse classiques comme dans toutes les démocraties du monde, autrement dit aboutir à des jugements, amendes et dommages-intérêts proportionnels aux faits incriminés et non déconnectés de la réalité.