L'affaire Ben Barka remet sur les devants de la scène “les mémoires douloureuses” de l'histoire récente du Maroc. Après le travail mené par l'IER (Instance Equité & Réconciliation), il est tout à fait normal que l'effervescence mémorielle que connaît notre pays aboutisse à des guerres de mémoire autour de souvenirs communs partagés par les acteurs d'une époque(1). Ce qui est anormal, c'est que ces séquences brûlantes de notre histoire deviennent un espace de compétition entre les hommes politiques à des fins électoralistes ou autres. Le dossier Ben Barka en est un exemple parfait. Qui peut dire le vrai du faux dans cette affaire ? Où sont les historiens dépassionnés pour se prononcer ? (Cf notre rubrique Document, p. 64-65) Dans tous les pays ayant connu des guerres, des massacres, des disparitions, des génocides (Afrique du Sud, Chili, la France durant la collaboration, la guerre civile en Espagne, l'Allemagne nazie…), deux processus se sont opposés pour traiter la problématique de la mémoire : le devoir de mémoire avec pardon et réconciliation ou le droit à l'oubli. Les deux thèses se défendent. La première (Afrique du Sud, Maroc) soutient l'idée qu'il faut libérer la parole des victimes et aller vers un processus de justice transitionnelle où c'est le pardon et la réconciliation qui priment entre bourreaux et victimes. Objectif : fermer les plaies, panser les blessures et calmer la souffrance collective afin de construire l'avenir d'une société apaisée sur de nouvelles bases. Le processus est alors porté par une figure qui fait le consensus. Ce fut le cas de Nelson Mandela en Afrique du Sud et de Feu Driss Benzekri au Maroc. Dans notre pays et en parallèle avec le processus formel de l'IER, une littérature carcérale féconde a vu le jour, expression d'une mémoire douloureuse des victimes des années de plomb. Mémoire qui a trouvé dans les médias un espace d'expression privilégiée, preuve de l'attente forte de l'opinion publique et de l'exigence de vérité exprimée par les citoyens. Ce processus qui devait être complété par un travail scientifique mené par des universitaires neutres et des historiens experts semble aujourd'hui dévoyée par les hommes politiques. L'Histoire du Maroc est devenue un fonds de commerce, les bribes de souvenirs des révélations fracassantes et les doutes sur les morts (qui ne peuvent se défendre !) des accusations fondées. Ce dévoiement est dommageable au processus mémoriel mené par le pays et éclaire sous un jour nouveau la thèse du droit d'amnésie pratiqué par l'Espagne, au lendemain de la guerre civile des années 30 ou de l'Allemagne post-nazie ou encore la France à la libération et à l'Indépendance d'Algérie (à l'exception du procès du vieux Papon). Pour les partisans de l'oubli, il s'agit de ne pas menacer le “vivre ensemble” par un passé trop douloureux sachant qu'une partie sinon la majorité des acteurs de ce passé sont toujours dans les postes de commandement d'un Etat et assurent en conséquence sa marche au quotidien. Une chasse aux sorcières avec jugements à la chaîne serait donc une utopie qui se traduirait par un chaos total de l'ensemble. L'Histoire a besoin de “refroidir” calmement. Et c'est aux générations futures de faire le tri une fois les principaux acteurs disparus. En attendant, la priorité doit être donnée au développement social et économique de la nation. Le Maroc, qui a choisi d'engager le processus du devoir de mémoire doit à présent assembler les morceaux de son Histoire nationale pour la récrire en toute sérénité. C'est un bien commun appartenant à tous les Marocains qui doit être au-dessus des calculs politiques et autres marchandages électoralistes. (1)Lire à cet effet “Les Guerres de mémoires, la France et son histoire”