Séquestration, humiliation, effroi, moquerie…le paroxysme du sadisme télévisuel. Pourquoi doit-on retirer la circulation «Taxi 36». Rupture du jeûne, moment solennel, les ventres se gargarisent de ressources, les esprits glissent dans une tiédeur indolente, un silence curatif étend ses filets sur les membres d'une famille nucléaire lambda, on ne désire rien de plus que de communier paisiblement autour de plats du terroir mitonnés avec amour. Pourtant, là où une musique andalouse aurait été propice à perpétuer la mansuétude du f'tour, 2M, point de ralliement cathodique massif du déjeuneur, sert à d'honnêtes contribuables à peine remis de la famine d'un jour, une épouvantable tragédie audiovisuel : Le Taxi 36. Le concept est simplissime : Deux intermittents de la comédie, fardés, colmatés derrière d'épaisses barbes de taliban, enfourchent un taxi rouge équipé d'une caméra invisible, puis, redoublent d'une créativité perverse pour soumettre d'innocents passagers à la frayeur de leur vie. Sur le papier, le synopsis de l'émission n'a rien d'alarmant. S'amuser de la spontanéité d'un passager devant une série de happenings comiques, capter le suc de l'étonnement et le présenter à un peuple avide de rire, nous avons vu plus détraqué comme procédé télévisuel. Hélas, les deux compères de Taxi 36 ont, par on ne sait quel raccord de l'histoire, trouvé le moyen de pervertir une formule à potentiel parfaitement inoffensif. Ce Taxi 36 pousse le principe banal et éculé de la caméra caché vers des retranchements de dangerosité jamais atteints. L'épisode déclencheur de ce travestissement de télé-réalité donne le ton au florilège d'humiliation auquel des millions de Marocains seront assujettis durant tout le ramadan. Le passager s'installe sur la banquette arrière, la portière se referme et c'est parti pour une virée en enfer, où le supposé comique de situation donne lieu pour le protagoniste à une lente agonie où, tour à tour, un malaise initial se transforme en crainte légitime pour la survie. Dès lors qu'interloqué par le comportement bizarre du chauffeur, le ou la passagère a le réflexe salvateur d'ouvrir la portière pour découvrir que celle-ci est condamnée de l'extérieur, commence un périple d'incertitude confinant à l'horreur la plus absolue. Et si l'on se mettait une seconde dans la peau du passager prisonnier d'un taxi fou, incarcéré sur une banquette devenue soudain étouffante, insupportable, livré aux caprices d'un taximan aliéné, ivre de folie. S'ensuit une séquence des plus dérangeantes. Placé devant une situation de danger extrême, les repères se perdent, l'adrénaline atteint des cimes, le jugement est vicié. Comment trouver en soi les réflexes nécessaires à une libération expresse ? Comment s'extraire vivant de l'invraisemblable étau dans lequel on se trouve captif. C'est ainsi que, fatalement, se déroule la bande d'images ragoûtantes censées divertir le grand public. Devinant sa prise d'otage, le passager puise dans un moi violenté, des balbutiements de gestes de survie. Les uns se plient au joug débridé du tortionnaire, les autres, une minorité, émettent des bribes de révolte, les gestes sont saccadés, les visages défaits, on devine la sueur froide striant des dos et des nuques tétanisés par le frisson. Trop peu habitués à affronter des situations de vie ou de mort, la plupart flanchent et cèdent aux ordres dégradants des bourreaux. Ce pauvre diable accablé d'un excédent pondéral, pourtant grand, costaud et suintant la testostérone, se débine et telle une demoiselle aux abois, n'est plus que stupeur et tremblements. On lui fera sucer son pouce. Humiliation en prime-time Une jeune midinette dynamique devine très vite qu'elle est victime d'un rapt, elle gesticule dans tous les sens, tapote faiblement les vitres, implore l'aide des piétons, des automobilistes, tente d'appeler un proche, puis finalement acquise à l'idée qu'un grand malheur vient de bouleverser le cours de son existence, tente de négocier sa libération, elle obtempère, elle se sait perdue, elle veut sauver ce qui peut encore l'être, elle s'agrippe au dossier du siège-avant, supplie, sa voix secouée de hoquets pathétiques. Doit-on en arriver là pour divertir un public en mal de sensations fortes ? Est-il nécessaire d'humilier son prochain, de lui faire entrevoir un mal terrible, de le désarçonner dans ce qu'il possède de plus essentiel, la préservation de son être ? Justement, quel pitch a pu décrocher la validation du concept. A-t-il fallu mener des séances de brainstorming interminables, griller une montagne de Fortuna, engloutir des citernes de café, se triturer une batterie de méninges, ficeler un cahier des charges, le faire transiter par trois niveaux hiérarchiques, défendre sa viabilité devant un parterre de professionnels, pour en arriver là ? Qui a donné le sésame ? Par quel acte de légèreté criminelle a-t-on pu autoriser, au nom du sacro-saint audimat, de plonger d'honnêtes citoyens dans l'horreur d'une séquestration, d'un rapt, d'une prise d'otages, d'un viol de dignité. Comment en est-on arrivé là ? Qui a débloqué ce budget ? Plus encore que sa valeur vénale, ce raté monumental lève le voile sur un constat valant son pesant d'inquiétude. Sur quoi se base-t-on réellement pour intimider ces pauvres manants, sur quel système de pensée archaïque s'arc-boute-on pour instiller la peur dans ces âmes errantes ? Le drame de ce concept s'incarne dans l'utilisation de l'autorité coercitive, une autorité que l'on croyait éteinte, morte avec les années de plomb, ou l'indicible flirtait avec le banal. Ce mépris innommable avec lequel on traite des innocents, ce dirigisme musclé par lequel on balance des ordres péremptoires, comme autant de sentences iniques et arbitraires. Profitant de la psychose héritée d'un temps obscur et inquisitorial, profitant de la peur latente laissée dans nos éthos les années Basri, deux jeunes bougres distillent les directives: " Fourre ta main dans ta bouche !", " Chante, je te dis de chanter", " Ta gueule, pas un mot" . Sous un mur de fumée progressiste, ces deux imprécateurs, deux jeunes « Nayda » par le verbe et l'habit, ne sont finalement qu'une resucée faussement moderne d'une mentalité toujours persistante, d'une ère où, pour toute défense, le citoyen devait se cacher, fuir, esquiver, en somme avoir la trouille. «Sadisme primaire» Ce type d'humour est dangereux, une seule analogie est à même de lui être appliquée : les arènes romaines. Jadis, 100 avant JC, une espèce encore crue, encore imperméable à l'humanisme, trouvait dans la mise en danger d'autrui matière à se réjouir. On jetait les félons aux lions et aux gladiateurs pour se repaître du spectacle de leur écartèlement, plus le sang coulait et plus on vociférait son bonheur, le meurtre orchestré provoquait la liesse dans les gradins et un pouce d'empereur dirigé vers le sol suffisait à attiser les pulsions criminelles d'une plèbe primaire. Toutefois, ce divertissement trempé dans l'hémoglobine précédait la renaissance, l'humanisme, Voltaire, Diderot, la Déclaration des droits de l'homme, l'éclatement des impérialismes, la défaite du nazisme, la chute du mur de Berlin, l'Instance Equité et Réconciliation, la Moudawana. Le monde a avancé. Aujourd'hui le loufoque, le sanguinaire a laissé place à la diplomatie, à la recherche de paix, de calme, de pondération. Ne voilà-t-il pas que nos deux gurus de la nullité, probablement ignorant du cheminement de l'Histoire, nous proposent du contenu empruntant aux heures les plus obscurantistes de notre monde. Leurs contorsions n'amusent pas grand monde. Et pour cause, les réactions face au Taxi 36 procèdent plus de l'angoisse, d'un stress malsain que d'une franche rigolade. Leurs facéties, loin de susciter le rire, occasionnent des hausses de tensions, de la fébrilité. Devant leur spectacle scabreux, les doigts se crispent et s'enfoncent dans les sofas, les âmes de toute sensibilité frôlent...la «taxichardie» ! Pourtant, il y avait assurément moyen de fabriquer un concept gagnant. Dans l'imaginaire artistique, on s'est souvent servi du taxi comme base d'une production saine et divertissante. Dans son Taxi Driver, Martin Scorsese dépeint le quotidien tortueux d'un chauffeur paranoïaque en proie à ses démons urbains. Mais n'est pas Scorsese qui le désire et au vu de l'inadéquation du désir populaire par rapport à cette émission, la vox populi si tant est qu'elle pouvait s'exprimer à l'unisson, hurlerait cette interrogation fondatrice de De niro à l'enseigne des deux guignols taximen : " C'est à moi que tu parles". De toute évidence, cette aberration télévisuelle racoleuse et violente ne parle à personne. Alors, il n'est d'autre solution acceptable que de cesser IMMEDIATEMENT la diffusion de Taxi 36. Aucune autre issue n'est envisageable. Réda Dalil