De grands projets au Maroc sont aujourd'hui menacés par la faillite de l'émirat sans pétrole. Juin 2007, Sultan Ahmed Bin Sulayem, Président de Dubai World, bras financier de l'Emirat éponyme, symbole de l'argent facile et d'une croissance à deux chiffres enregistrée depuis le début des années 2000, affiche un optimisme sans faille : «Sa Majesté le roi Mohammed VI et le peuple du Maroc occupent une place particulière dans nos cœurs. Nous avons le privilège de pouvoir jouer un rôle dans le développement de cette grande nation». A travers sa filiale Istithmar, le méga fonds d'Etat de l'Emirat s'était engagé avec Kerzner International et des institutionnels marocains à développer la toute nouvelle station balnéaire Mazagan, vitrine d'un royaume en chantier, capable d'attirer les investisseurs les plus courtisés de la planète. Mais Dubaï, l'arrogante cité-Etat, a aujourd'hui la gueule de bois. L'émirat confetti, pays de la démesure, est tout simplement au bord de la faillite, incapable d'honorer ses engagements financiers. Le choc de l'annonce, faite le 25 novembre, du rééchelonnement de la dette de deux de ses groupes phares (le conglomérat Dubai World et sa filiale immobilière Nakheel) jusqu'au 30 mai 2010 au plus tôt, a été amplifié par le fait qu'aucun analyste ou expert ne s'attendait à un tel cataclysme. Les marchés voulaient croire que la crise financière avait, comme par magie, épargné ce modèle de réussite économique et que l'œil du cyclone s'en était définitivement éloignée. En réalité, Dubaï est, avec un certain décalage par rapport à la crise planétaire, victime de sa propre stratégie économique. Son modèle est principalement basé sur le développement du commerce international, de projets immobiliers ou touristiques de luxe sur son sol et à l'étranger. Une formule qui a fatalement fait les frais de l'éclatement de la bulle immobilière et de la chute des cours du brut après la flambée illusoire de 2008. Une dette astronomique Les argentiers de la planète sont à la peine, eux qui après la débâcle des subprimes, n'ont eu de cesse d'accorder leur confiance dans la seule zone du Golfe à ne pas avoir de rente pétrolière ou gazière, pour se protéger des retombées d'un retournement aussi sévère. Les enjeux ne sont pas que financiers. Ceux qui s'empressent d'affirmer qu'ils n'ont aucune exposition sur d'éventuels défauts de paiement indiquent de la même manière qu'ils se méfiaient probablement de la formation d'une bulle. C'est la preuve que la situation à l'échelle mondiale est loin d'être stabilisée. Sinon, qui s'abstiendrait de financer les somptueux projets d'équipement mis en oeuvre par les pétromonarchies du Golfe, sachant que cela ouvre politiquement la porte à bien d'autres marchés fort lucratifs ? L'économie de Dubaï va donc connaître des difficultés pour se refinancer. Elle subira également un effondrement du PIB comme il n'en aura jamais été observé dans la région. En effet, au sein de la fédération, Dubaï n'a pas les ressources pétrolières d'Abou Dhabi, l'un des plus gros producteurs de brut au monde. Dubai World est l'épine dorsale de ce modèle unique au monde. L'expansion débridée de ce holding gigogne (transports, ports, immobilier, loisirs…), à Dubaï comme à l'étranger, avait été financée par un endettement colossal auprès des investisseurs, en particulier auprès de l'émirat voisin d'Abou Dhabi, et des banques internationales. La dette de Dubai World, estimée à 59 milliards de dollars, représente l'essentiel de celle de l'émirat, évaluée entre 80 et 90 milliards de dollars, représentant les trois quarts du PIB de la cité ! Sa filiale Nakheel, promotrice de la construction des célèbres îles artificielles en forme de palmiers, est incapable de rembourser des échéances aux montants surréalistes, l'obligeant à demander un report de 6 mois dans le paiement de sa dette. Une fois révélée, cette dette faramineuse a logiquement eu des conséquences immédiates sur les marchés, en réaction aux décisions annoncées par le gouvernement de l'émirat pour faire face à la situation : lever 5 milliards de dollars en bons du Trésor, mais surtout demander aux créanciers de son groupe Dubai World d'observer un moratoire de 6 mois sur le paiement de sa dette. Pourtant, pas plus qu'une semaine avant l'annonce du défaut de paiement, l'émirat prévoyait encore 5% de croissance en 2009, après un taux de 14% en 2008. Il planifiait aussi une reprise au-delà des 6% en 2010 (ce pourrait être -6% en cas de désertion des entreprises occidentales). Le coup est rude pour l'émir, Cheikh Mohammed Ben Rachid Al-Maktoum. Le président de Dubai World, Ahmed Ben Sulayem, son bras droit et confident, est désormais sur un siège éjectable. La crise a immédiatement impacté l'immobilier et a entraîné dans son sillage le système bancaire local, (trop) fortement exposé à la valeur de la pierre. Par ailleurs, le formidable portefeuille d'actifs industriels et immobiliers détenus à l'étranger, en particulier aux Etats-Unis, a également souffert de la récession qui touche les économies occidentales. En se diversifiant dans le secteur tertiaire faute d'excédents pétroliers, Dubaï paie le prix le plus fort. Abou Dhabi, comme le prédisent aujourd'hui les experts, pourrait en revanche, à la faveur de cette crise, reprendre la main sur les Emirats. Un sauvetage qui n'a rien d'une surprise. Abou Dhabi - qui produit plus de 90% du pétrole des Emirats - est assis sur un véritable trésor de guerre et il ne peut se permettre d'abadonner Dubaï en raison des engagements importants de ses banques dans la cité-Etat. La crise donne aussi l'occasion à Abou Dhabi de récupérer au moins une partie des actifs de Dubaï, ce petit frère insolentqui lui a si longtemps fait de l'ombre. Une onde de choc qui touche le Maroc La fragilité du modèle économique de Dubaï était connue depuis longtemps, avant même l'éclatement de la bulle immobilière. Depuis cinq ans, plusieurs groupes fortement endettés étaient déjà confrontés à des difficultés de refinancement. Celles-ci avaient été résolues grâce à l'intervention des banques d'Abou Dhabi, qui y avaient injecté plusieurs milliards de dollars. Cette crise pourrait être ressentie jusqu'au Maroc qui, depuis quelques années, a tout fait pour attirer la manne émiratie pour soutenir sa politique des grands projets structurants. De 2003 à 2008, les capitaux de la Fédération des Émirats arabes unis ont été introduits dans plus de 170 projets, à hauteur de 27 milliards d'euros au Maghreb, dont une partie conséquente devait échoir au Maroc. Aussi, les secteurs du BTP, du tourisme et des infrastructures, très exposés aux promesses d'investissements émiraties, seront irrémédiablement touchés. Plus indirectement, un certain nombre d'associations des grandes sociétés de Dubaï, comme les mastodontes Emaar et Dubai World, avec des entreprises semi-publiques ou privées marocaines pourraient déstabiliser des pans entiers de l'économie du royaume. Ce qui laisse croire que l'onde de choc ne fait que commencer, alors que les investissements étrangers directs au Maroc connaissent par ailleurs un net recul. En effet, si le Maroc a attiré en 2008 près de 3 milliards d'euros (34 milliards de dirhams) d'investissements étrangers directs, le gouvernement table pour cette année sur 2 milliards d'euros seulement. Cette baisse de 30% s'explique clairement par la conjoncture mondiale. Les chiffres annoncés par l'Union Européenne récemment, à l'occasion de l'Initiative pour l'investissement en Méditerranée tenue à Paris, mettent à mal le mythe du Maroc champion de l'attrait des investisseurs étrangers. Le royaume est à la traîne des 13 pays de la région, d'après le ratio d'investissements reçus par habitant. Des signes avant-coureurs étaient pourtant déjà perceptibles. Investisseur-phare dans de nombreux chantiers d'envergure au Maroc, Dubaï a déjà commencé à faire marche arrière. Des dizaines de projets avaient été lancés, projets qui devaient s'étaler sur des années, mais, aux premiers signes de la crise, les investisseurs avaient commencé à retirer leurs billes. Les projets sont restés à l'état de plans et de maquettes, les derniers dossiers ont été soit gelés, révisés à la baisse ou tout simplement annulés. Le premier coup de semonce est venu très tôt du méga-projet d'aménagement de la vallée du Bouregreg, voulu par le roi lui-même, et qui constitue la vitrine du nouveau Maroc. Sama Dubaï, principal actionnaire de la joint-venture créée spécialement pour la réalisation du projet Amwaj (et surtout son gestionnaire), avait il y a moins d'un an, ordonné à ses sous-traitants d'arrêter les travaux. Lors de la signature du pacte d'actionnaires, qui a eu lieu en mars 2006, devant le roi, les partenaires avaient alors décidé que le capital social de la société allait correspondre à 30% du total des investissements envisagés, et serait libéré en trois étapes. En revanche, et compte tenu de l'expertise reconnue à Sama Dubaï dans le développement de grands programmes immobiliers et touristiques intégrés, il a été décidé de confier la gestion opérationnelle (le management) du projet Amwaj au partenaire émirati, sous contrôle du Conseil d'administration, composé de six membres choisis à parité par Sama Dubaï d'une part, et par le groupement CDG - Agence du Bouregreg d'autre part, la présidence du conseil ayant été confiée à Sama Dubaï. Sauf que cette dernière n'a jamais eu les moyens réels d'apporter les 1,5 milliards de dollars promis. Les mêmes inquiétudes pointent sur les investissements réalisés par d'autres géants de Dubaï dans le royaume, qui reste malgré tout un marché clé pour le groupe Emaar (dans sa stratégie d'expansion au Moyen-Orient et en Afrique du Nord). Les projets lancés au Maroc en 2006, représentant un investissement global de 56 milliards de dirhams sont aujourd'hui en jeu. Sur ce total, 43,5 milliards de dirhams devront servir à financer les projets Saphira à Rabat, Tinja à Tanger et Oukaïmeden à Marrakech, et autant d'ensembles résidentiels et touristiques... Emaar Maroc en partenariat avec l'Onapar, filiale du Groupe ONA, a attribué un investissement de 12 milliards de dirhams pour le développement des projets Bahia Bay, Amelkis II et III, des complexes résidentiels et de loisirs de haut standing qui sont en cours de parachèvement. En 2007, cet optimisme était confirmé par les chiffres : les investissements des pays du golfe avaient atteint cette année-là 36% du volume des investissements étrangers. Depuis, les Emirats Arabes Unis étaient en passe de devenir le premier investisseur étranger direct dans le Royaume, avec un volume estimé à près de 5 milliards de dollars grâce notamment à l'entrée en vigueur de l'accord de libre-échange entre les deux pays en 2003. Emaar, Dubaï Properties et Al Qudra notamment, avaient coiffé au poteau les multinationales occidentales dans des secteurs aussi diversifiés que l'immobilier, le tourisme, l'agro-industrie, la pêche ou l'énergie à coups de partenariats avec les plus grandes entreprises nationales à l'image du partenariat d'Al Qudra et d'Addoha dans l'habitat social. «Les relations maroco-émiraties ont atteint un niveau remarquable conformément aux Hautes directives des deux chefs d'Etat, SM le Roi Mohammed VI et SA Cheikh Khalifa Ben Zayed Al Nahyane», déclarait il y a quelques jours à peine Saeed Aljari Alkitbi, l'ambassadeur des Emirats arabes unis au Maroc, lors d'une réception organisée à l'occasion du 38ème anniversaire de la fondation des Emirats arabes unis et présentant les grandes entreprises émiraties installés au Maroc. Une manière bien diplomatique de conjurer le mauvais sort. Mohamed El Yazidi